Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Le Cuirassé Potemkine. Et Vive le drapeau rouge !









L’article qui suit « Et vive le drapeau rouge ! » a été publié dans une version plus courte à l’occasion de la sortie du Coffret DVD chez MK2 Le Cuirassé Potemkine restauré sous la direction d’Enno PATALAS en 2005 par la Cinémathèque de Berlin.
— ET VIVE LE DRAPEAU ROUGE !
En 1925, l’État soviétique commande à Eisenstein un film pour commémorer l’année 1905.

Le manuscrit prévoit un récit qui va de la fin de la guerre russo-japonaise à l’écrasement de l’insurrection à Moscou, récit qui comprend des épisodes situés à Saint-Pétersbourg, Bakou, Odessa, Sébastopol, en Extrême-Orient et dans le Caucase. Le tournage commence à Léningrad, par la reconstitution des grèves et des manifestations, mais le mauvais temps l’interrompt. Eisenstein part pour Odessa, mais de cette grande fresque sur 1905 prévue à l’origine, il décide de ne garder que l’épisode de la mutinerie du cuirassé Potemkine. Il y intégrera des éléments de fiction, notamment la célèbre séquence de la répression qui s’abat sur le grand escalier d’Odessa, laquelle n’eut jamais lieu.

En créant les images de cette tuerie, Eisenstein construit un épisode fictif qui s’inspire de la sauvagerie de véritables faits historiques : le massacre des Arméniens à Bakou, la journée sanglante du 9 janvier à Saint-Pétersbourg, le meeting du théâtre de Tomsk...

L’épisode faux de la tuerie dans le film Le cuirassé Potemkine, par sa représentation extrêmement concentrée et sa puissance tragique, tout en créant le mythe rend à l’Histoire toute sa vérité de barbarie dans la répression terrible qui s’abattit sur la révolution manquée de 1905.

La tuerie d’Odessa deviendra l’archétype de l’imagerie épico-tragique de la Révolution et sous ses grandes ailes naîtront d’une part un discours révisionniste proféodal — on oublie trop souvent de rappeler à la mémoire qu’aussi bien la Révolution française de 1789, la Révolution russe de 1917, et la Révolution chinoise de 1949 on renversé des régimes tous trois féodaux et semi-colonial pour la Chine — et d’autre part, un regard critique sur les images produites tel celui de grands cinéastes qui interrogent l’Histoire comme Chris Marker ou Jean-Luc Godard.

Eisenstein tourne sur le cuirassé baptisé Le Douze Apôtres, bateau du même type que le véritable Potemkine. Ses acteurs sont pour beaucoup des non-professionnels.

Le récit correspond à une page du manuscrit de L’Année 1905 où figure l’ esquisse du film en cinq « actes »
— 1) Des hommes et des vers : les matelots du Potemkine, sommés de manger de la viande avariée, se révoltent à l’appel du marin Vakoulintchouk, qui est tué.
— 2) Drame sur la plage arrière (la mutinerie) : les mutins jettent les officiers par-dessus bord.
— 3) Le sang crie vengeance (le corps du marin exposé dans la ville) : la population d’Odessa vient saluer le corps de Vakoulintchouk.
— 4) L’escalier d’Odessa : les cosaques répriment férocement la foule sur les escaliers d’Odessa. Le cuirassé riposte et tire au canon sur le quartier général.
— 5) Le passage à travers l’escadre : la flotte, appelée pour mater les insurgés, fraternise avec eux.

Le film, concis, « organique et pathétique » (1), est construit en cinq actes, telle une tragédie, et selon le principe d’une synecdoque (2). De Vakoulintchouk aux marins, du navire à la ville, de la mer à la terre, des matelots à la foule, tout incarne l’élan révolutionnaire et sa contagion. D’où l’épigraphe de Trotsky, choisie par Eisenstein : « l’esprit de la révolution se propageait sur la terre russe. Un processus, mystérieux, mais gigantesque, touchait une multitude de cœurs. La personnalité, ayant à peine eu le temps de se reconnaître, se dissolvait dans la masse, et la masse dans l’élan ». (3)

Le film devient mondialement célèbre, quoiqu’interdit presque partout – en France, jusqu’en 1953 –, mais son destin se lie à ceux de la Russie et de l’Allemagne.

Censures Weimar-Staline
Après la première triomphale au Bolchoï, le film sort à Moscou, le 19 janvier 1926, avec des employés déguisés en marins pour l’accueil du public. Nouveau triomphe en salles. Le public afflue. Pourtant, dans les semaines qui suivent, le Gosfilmo vend le négatif original et les droits d’exploitation à Prometheus, firme allemande procommuniste important les films soviétiques.

Prometheus craint la censure et fait remonter le film. Phil Jutzi, alors directeur de Prometheus, abolit la structure en cinq actes en supprimant des cartons ce qui affecte le rythme et l’intensité tragique du film. Eisenstein vient à Berlin travailler avec le compositeur Edmund Meisel sur la partition musicale. Le cinéaste ne veut ni mélodie, ni recherche symphonique, ni musique autonome, mais « du rythme, du rythme, du rythme ». Eisenstein retourne en URSS avant la première à Berlin.

Le 24 mars 1926, l’interdiction tombe. Sous le prétexte de « troubler l’ordre public et la sécurité », les autorités de Weimar exigent quatorze coupes, soit 30 mètres, dans les séquences de la mutinerie et de la tuerie : plans de mutilés ou de tués, de corps (ou parties du corps) saignants, trainés, jetés, écrasés, scènes jugées trop brutales et banalisant la violence.

Nouveau montage pour une version sonore, en 1930. Une copie revient-elle alors en URSS ? Il y a polémique : « Non », si on en croit les registres de l’ambassade d’Allemagne à Moscou. Oui pour Enno Patalas (Cinémathèque de Berlin), responsable de la restauration de 2005, le négatif d’origine est retourné à Moscou après 1945, quand l’Armée rouge saisit les archives du Reich à Berlin ; hypothèse non démentie par les Russes.

En 1949, l’URSS sort une nouvelle version sonore, avec musique de Krioukov et nouvelles modifications. On coupe les cinq plans de vagues se fracassant en ouverture ; la citation de Trotsky est remplacée par une citation de Lénine, qui se combine à une image des livres de Marx, d’Engels et de Lénine, puis la figure de Staline orne la nouvelle épigraphe. Sur certaines copies, on mentionne l’invincibilité du peuple russe. Nouveaux intertitres, réduction du format du muet par son adaptation au standard du parlant, soit moins d’espace sur la pellicule du fait de la bande-son, et nouvelles coupes : acte I, Vakoulintchouk, sur la viande avariée, « Les prisonniers russes au Japon sont mieux nourris que nous » ; acte III « Lynchez les Juifs », lancé par un agitateur que la foule fait taire ; acte IV, le titre « Les Cosaques ! », l’exécution de la mère, du sang à la ceinture d’une femme, un cosaque sabrant.

Film emblématique
Une censure pour « violence », mais aussi bien sûr pour des raisons politiques : élimination de Trotsky, guerre avec le Japon, persécution des minorités, antisémitisme.

Rappelons aussi qu’après les grèves de 1905, le tsar fit organiser de terribles pogroms. À Odessa, il y eut 1 000 victimes, dont 300 morts, 20 000 sans-abri, selon Nathan Weinstock (4). Dans le scénario d’origine, abandonné en 1925, Eisenstein avait prévu un épisode sur les massacres de Juifs et d’Arméniens.

En 1976, sous Brejnev, les Soviétiques sortent une version ralentie, où la durée des cartons « s’adapte » à des extraits de musiques symphoniques de Chostakovitch, une version qui s’appuie sur la copie de 1926 revenue d’Allemagne coupée, et où on réintègre des plans issus d’une copie du musée d’Art moderne de New York et des plans tels qu’Eisenstein les a notés sur ses cahiers de photogrammes issus de copies mutilées en 1925.

En 2005, la version restaurée par Enno Patalas est plus courte en raison de sa bonne vitesse de projection et compte quinze plans de plus que la version russe de 1976. Patalas est parti de trois copies retrouvées à Londres. Il s’est accommodé du refus des autorités russes de transmettre le négatif et, sans trucage électronique, a établi un contretype d’excellente qualité. Seuls des cartons issus de la copie de New York ont été retouchés par ordinateur. La musique est celle de Meisel, approuvée par Eisenstein, légèrement rallongée pour compenser les 30 mètres censurés.

Enfin, cette version réintègre la citation de Trotsky et le drapeau rouge à la fin de l’acte III, qu’ Eisenstein avait fait colorier au pochoir pour la projection de la première au Bolchoï : « Regardez ! Il flotte et, fièrement, il bouge ses longs plis aux combats préparés ». Le Cuirassé Potemkine (5), film emblématique de la révolution, a enfin retrouvé son drapeau rouge. ■

— Laura Laufer©2005/2010—

1- Eisenstein, La Non-indifférence nature. L’organique et le pathétique. Sur le Cuirassé Potemkine, UGE, 10-18.
2- Figure de style qui montre la partie pour le tout et inversement.
3 - Citation de Bilan et perpective, Léon Trotsky. On trouve le texte aux Editions de Minuit.
4 - Nathan Weinstock, Le Pain de misère.Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, La Découverte.
5. Coffret Le Cuirassé Potemkine. Bonus : la polémique entre Enno Patalas (Berlin) et Naum Kleeman (Moscou). Analyse du film : Luc Lagier.

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En 1925, pour la première au Bolchoï, Eisenstein avait fait colorier au pochoir en rouge le drapeau qu’on voit à la fin de l’acte 3 : pour la même séquence, ci-dessous, les photogrammes de la version restaurée en 2005.

Photogrammes extraits de la version restaurée par Enno PATALAS en 2005 ©Cinémathèque de Berlin. Cette version existe en DVD avec bonus : Le Cuirassé Potemkine — Collection Les Eternels. Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein. DVD Zone 2. Ed. ©MK2 vidéo.


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La même séquence, mais ici avec le drapeau blanc. Rappelons tout de même que le tirage d’une copie en noir et blanc avec intégration de couleur dans l’image -comme par exemple dans la copie en noir et blanc du Jour de fête de Jacques TATI ou dans le chef d’œuvre de Samuel Fuller Shock Corridor - coûtait plus cher aux exploitants. Ceci explique aussi en partie cela :

— SERGUEÏ M. EISENSTEIN en 10 dates

1898 : naissance à Riga (Lettonie), le 10 janvier.

1923 - 1924 : monte plusieurs pièces de théâtre, notamment Un homme sage (Ostrovski), comprenant un film de quelques minutes, Le Journal de Gloumov.

1924 :La Grève, issu d’un projet initial de sept titres, est réalisé.

1925 : réalise Le Cuirassé Potemkine pour commémorer les vingt ans de la révolution de 1905.

1927 : réalise Octobre, destiné à célébrer le 10e anniversaire de la Révolution.

1930 : part pour Hollywood. Aucun de ses projets américains n’aboutira, et il ne récupérera jamais les rushes de
Que Viva Mexico !

1937 : son film Le pré de Béjine est interdit et détruit.

1938 : réalise Alexandre Nevski.

1941 - 1946 : réalise Ivan Le Terrible, commande initiale de Staline. La première partie recevra le prix Staline, la deuxième
sera interdite et la troisième détruite.

1948 : mort à Moscou, le 11 février.

— Les grandes ailes de la révolution du film Le cuirassé Potemkine revues par Chris MARKER dans Le fond de l’air est rouge : une pensée et une critique sur les images produites et l’Histoire.

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Ci-dessous de regarder le premier film d’Eisenstein, le court métrage Le Journal de Gloumov.