Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Le fils de Saul de László Nemes









Laura LAUFER ©. Le texte suivant reprend en partie celui paru dans La presse nouvelle le 1er nov. 2015 . Je l’ai complété d’une documentation dont j’ai composé images et textes après plusieurs vérifications croisées des sources (France, Pologne, USA) .
Le réalisateur, László Nemes dit s’être inspiré pour Le Fils de Saul de sa lecture des Manuscrits d’Auschwitz- Birkenau (cf.Des voix sous la cendre : Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau ... Broché : 442 pages ; Editeur : Calmann-Lévy, 2005) et de l’histoire des rouleaux photographiques d’Auschwitz Birkenau.
À ce propos, je conseille de voir le documentaire d’Emil Weiss "La trilogie. Destruction " film majeur dont un des volets documente sur cette histoire.

Le fils de Saul pourra d’abord susciter ici ou là une compassion glacée, mais ne permettra aucune émergence de véritable conscience historique du fait politique génocidaire.
L’action du film de László Nemes avec Géza Roig se situe en octobre 1944, alors que dans le camp d’Auschwitz s’organise la résistance de membres des Sonderkommando pour détruire à l’explosif les crématoires.

Le Fils de Saul de László Nemes finit par céder aux pièges d’une fiction qui valorise le sacré dans les rites de mort par l’action de son personnage principal. Voulant restituer une certaine vérité aux tâches funèbres de ce dernier, le film donne une vision faussée du processus d’extermination, aberrante et falsifiée de ce que fut l’organisation de la résistance à l’intérieur du camp, celle qui permit la destruction du Krematorium IV (cf .documents ci- contre et ci-dessous).

Dans la première partie, Nemes suit pas à pas, dans chacun de ses faits et gestes, Saul Ausländer un des membres du Sonderkommando. Ceux -ci doivent après chaque arrivée de train, emmener les déportés jusqu’à la chambre à gaz, enlever leurs effets, nettoyer les lieux, brûler les corps des victimes, récupérer les dents en or ou les bijoux. Pour incarner Saul, le réalisateur a choisi Géza Roig dont la présence physique s’impose à l’écran par les gestes du corps et l’expression grave d’un visage tout entier concentré dans accomplissement de sa besogne de mort.

L’ouverture du film offre la description d’un travail répétitif et monstrueux alternant la vision subjective qu’en a le personnage de Saul et une vision où Nemes tient à distance glacée le spectateur, floutant la perspective avec ses cadavres et ne rendant nets que les gestes et les regards de Saul. Si la mise en scène entend ici éviter voyeurisme ou obscénité, elle n’échappe pas, bientôt, à une systématisation irritante du procédé de flou et de l’usage d’une bande sons (aboiements, cris, hurlements, coups, gémissements, vociférations) censés restituer le bruit incessant du camp.

Les ficelles du scénario vont bientôt gâter les choses : acceptons que Saul, croyant reconnaître ou reconnaissant le corps de son fils, veuille trouver à tout prix un rabbin pour dire le kaddish. Face à la barbarie, le refuge dans le sacré peut advenir chez certains, mais que cette quête devienne obsessionnelle au point que Saul, chargé par ses camarades de récupérer l’explosif nécessaire à la destruction des crématoires, perde cette arme pour aller courir après un rabbin et provoque par ce « sabotage », l’échec d’ un acte de résistance, voilà une fiction invraisemblable et qui rejoint les ficelles du rocambolesque vus dans maints films de genre.

Certes la tonalité du film est oppressante mais pour autant elle dit peu de choses de ce que fut, en réalité, l’extermination car le projet du film, ses choix de mise en scène souffrent d’une incapacité à porter à l’écran la condensation de faits historiques emblématiques d’un processus politique extrêmement complexe.

Dès que Saul part à la recherche du rabbin, le film propose un suspens vu des centaines de fois dans les films de guerre où l’explosif doit être récupéré et où les méchants tuent : de là, chez moi, un décrochage et un ennui certain devant les poncifs d’un film mêlant la révolte du Sonderkommando V – du moins l’idée que le réalisateur s’en fait - laquelle exista vraiment, à l’épisode photographique des « rouleaux d’Auschwitz » (cf. les documents sur cette page) à la souffrance d’un individu en quête de sacré pris dans le tourbillon d’une sale guerre. Or la Solution finale n’est pas une guerre, mais une politique d’État.

L’ historien de référence sur le sujet, Raul Hilberg, dans le dernier chapitre de l’édition 2006 de La destruction des Juifs d’Europe , portait sa réflexion sur les aspects communs du processus politique qui a conduit aux génocides des Juifs, des Arméniens et des Rwandais.

Le film de Nemes ne permet pas d‘intégrer la compréhension de ce que fut le processus d’ensemble du génocide avec sa mise en œuvre et l’effacement de ses traces, ne permet pas de réfléchir à la nature et au fonctionnement des systèmes politiques qui permettent qu’un État planifie tous ses rouages administratifs, économiques, politiques en vue de la destruction d’une communauté ou d’un groupe.
Le fils de Saul pourra susciter ici ou là une compassion glacée, mais ne permettra pas l’émergence de véritable conscience historique du fait politique génocidaire.

La question demeure comment restituer au cinéma la vérité du système nazi, son horreur incommensurable, qui intègre de montrer son danger toujours latent pour l’humanité ?
Dans une fiction remplacer le processus de la pensée par l’immersion émotionnelle conduit inévitablement à une réduction schématique ou faussée de l’Histoire. C’est ce qui advient avec le film de Nemes .

Le cinéma a pu parfois, lorsqu’il échappe à sa seule réduction naturaliste et de simulacre, faire naître une réflexion, une pensée par le cinéma de fiction ou des films essais sur le fait politique nazi (ou fasciste) et leur barbarie - j’exclus ici de parler du genre documentaire où existent de grands films tels Nuit et brouillard de Resnais, Belzec de Guillaume Moscowitz, Shoah de Lanzmann …. Citons quelques auteurs qui dans les genres cinématographiques de la fiction ou de l’ essai me paraissent essentiels : Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma (et ailleurs), Pasolini dans Salo, Arnaud Des Pallières avec Drancy Avenir, Jean - Marie Straub et Danièle Lhuillet avec Non réconciliés... Tous ces artistes interrogent ou impliquent notre présent et l’avenir au regard ou comme continuité du passé nazi. Les cinéastes allemands à la suite du Manifeste d’Oberhausen (Alexandre Kluge, Edgard Reitz n’ont pas été en reste, au moins par la volonté politique d’interroger et de vouloir rompre avec l’Allemagne de leurs pères ). Citons surtout Hans Jurgen Syberberg dans son monumental Hitler, un film d’Allemagne qui interroge l’emprise d’Hitler sur les masses et le deuil impossible de la barbarie ou Rainer- Werner Fassbinder qui regarde l’Allemagne fédérale et son « miracle économique » à l’aune de l’héritage du nazisme. Ces deux derniers ont d’ailleurs renouvelé les formes cinématographiques en détruisant codes et récits filmiques.

László Nemes m’en semble assez loin même s’il revendique pour Le fils de Saul la volonté éthique d’une écriture différente pour échapper à l’obscénité du voyeurisme ou du divertissement. Force est de constater qu’il succombe à ce dernier dans la deuxième partie de son film tombé dans l’ornière du suspens et du film de guerre et d’action. Le film de genre en soi ne serait pas un pêché s’il ne s’agissait pas ici de « montrer » la singularité, la spécificité du génocide qui ne peut passer que par un regard qui sache construire une conscience de l’histoire et non la valorisation héroïque du sacré qui sert d’abord Dieu lequel était absent d’Auschwitz.

« Demain, ce sera peut être un autre groupe que les Juifs, par exemple les vieux (…) », écrivait Adorno * en 1966.

Alors que les derniers témoins disparaissent, que le révisionnisme s’étend, l’impératif fixé par Adorno est urgent : « Éduquer après Auschwitz ».
Oui. Aujourd’hui et demain, encore.

Laura LAUFER ©.
Ce texte reprend une partie de celui paru dans La presse nouvelle le 1er nov. 2015. .

Remarque :
Nemes sur France inter, plusieurs jours avant la sortie du film, parlait d’Hitler comme le « Mal » incarné. Le problème politique posé par le système nazi ne relève absolument pas de la métaphysique. Derrière le nazisme, il y eut d’abord l’écrasement de la révolution allemande, l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, la tragique division du mouvement ouvrier face aux forces réactionnaires et l’engagement de l’oligarchie industrielle et financière à soutenir Hitler. Cette dernière (via IG Farben, Krupp, Siemens, Volkswagen et leurs amis français, etc.) investissait massivement dans l’industrie de la mort du IIIè Reich et notamment celle qui fabriqua le Zyklon B pour les camps d’extermination. (Lire : Annie Lacroix-Riz sur la collaboration économique avec le Reich et Vichy : » Industriels et banquiers sous l’Occupation Ed. Armand Colin 2014)

A propos de la Révolte d’Auschwitz consultez le texte de Maurice CLING , téléchargeable en word. http://www.cercleshoah.org/spip.php?article235