Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Un film incisif Moolaadé par Laura Laufer...









Un film incisif

Moolaadé par Laura Laufer


Pour Sembene Ousmane, le plus grand cinéaste africain, les couteaux de l’excision doivent tomber.

Moolaadé1 porte un véritable coup au cœur de l’excision. Sembene Ousmane secoue des siècles de tradition mutilante dans un film qui tient de la stylisation théâtrale. L’action se déroule dans un huis clos de village, où la vie va avec son sempiternel quotidien pour les femmes qui portent l’eau ou le bois, vaquent aux tâches domestiques, tandis que les hommes palabrent ou se rendent à la mosquée.
Collé Ardo, l’héroïne excisée, recousue deux fois et mère d’une enfant morte sous les coups de la mutilation, donne l’asile (le moolaadé) à quatre fillettes qui fuient le couteau des exciseuses. Dans ce village d’une Afrique qui paraît immuable sous le pouvoir des doyens, se joue pour les femmes l’urgence d’abolir l’excision.
C’est du sein même de cette société qui marque le corps des femmes, que l’usage de la tradition et du sacré est ici retourné. Ni théorie, ni discours pour Collé. Elle puise son courage dans ses propres plaies et son corps mutilé ; elle résiste, pas à pas, tenace, use de la tradition ou de la coutume pour mieux les abattre.

Sembene Ousmane matérialise sur l’écran ce dont il parle, ainsi le moolaadé lui-même : ce droit d’asile visible, tangible, signifié par ce gros fil de couleurs tendu au seuil du domaine de Collé, limite un territoire infranchissable qui défie le zèle des exciseuses et la puissance patriarcale. Autres symboles visibles : le sceptre de l’exciseuse orné de têtes de serpents à la langue fourchue contre le coutelas de Collé, l’ombrelle du doyen au manche qui se casse devant la résistance du fils, l’antenne de télévision qui défie l’œuf d’autruche.

La tradition orale de l’Afrique a toujours nourri la chair du cinéma de Sembene Ousmane, comme la sève nourrit l’arbre. Puissance de la parole en ces voix africaines qui chantent, dansent, exhortent mais ne tiennent pas de discours. La bande-son de Moolaadé possède une belle diversité, riche de voix qui chantent ou interpellent et de cris d’animaux. C’est l’amour de la vie qui passe ici dans les mouvements et les bruits : travail des femmes et des enfants au pilon, poussins et volailles qui picorent, sauts de chevreaux, chants d’oiseaux, tortues et grenouilles rafraîchies à gouttes d’eau jetées. Sembene Ousmane saisit une Afrique multicolore dans ses costumes et ses ustensiles, des pagnes aux boubous, de la bouilloire à la bassine de plastique. Il les mêle aux cérémonies de mort, cortèges rouges que forment les exciseuses et masques rituels que portent les lyncheurs.

Le cinéaste n’est pas un idéologue, et c’est heureux. Il construit et conduit un film limpide, où l’évidence des situations, le concret des actes vaut mille discours. Si Moolaadé dénonce d’abord la cruauté faite aux femmes, il montre aussi la violence sociale qui fabrique le bourreau. La flagellation de Collé par un mari forcé à l’accomplir, le lynchage du colporteur, la tyrannie des pères sur les fils, le zèle des exciseuses à servir l’ordre patriarcal, l’autodafé des radios pour isoler les femmes : tout cela révolte, émeut. À la fin de Moolaadé, les couteaux de l’excision tombent sous l’exhortation des femmes. Montrer cela, c’est pour Sembene Ousmane, agir pour convaincre. Le cinéaste veut présenter son film dans plusieurs pays d’Afrique, après l’avoir fait doubler en cinq langues du continent. Pour lui, l’Afrique doit lutter contre sa tendance à vivre coupée du monde et en autarcie, d’où sa défense des outils de communication. Une arme, là-bas. Mais il dit d’autant que c’est du sein même de ses peuples, et d’abord de ses femmes, que surgiront les forces de progrès qui en finiront avec l’oppression séculaire. Pour l’ancien docker syndicaliste, devenu poète et cinéaste autodidacte, le combat continue. Le vieux griot de quatre-vingt-deux ans possède la plus belle jeunesse, celle du cœur.

1. Ce mot peul existe aussi en mandingue et en wolof. Il désigne un droit d’asile transmis par la tradition orale.

- Rouge n°2103 du 17 mars 2005