Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

Télécharger la revue de presse
Commander l'ouvrage







Contacter Laura Laufer
S'inscrire à la newsletter



création graphique © atelier du nomansland
MORT LENTE : Pluie noire de Shohei Imamura.









MORT LENTE
par Laura Laufer.

Pluie noire Kuroi ame de Shohei Imamura. 1989.
Avec Yoshiko Tanaka, Kazuo Kitamura, Etsuko Ishihara.

"(…) Nous dans nous un autre je odeur de mon corps brûlé qui fond "
Tōge Sankichi
(Poèmes de la bombe atomique Tōge Sankichi poète, militant communiste, survivant de la bombe A .Mort à 36 ans.

Reprise de mon article publié le 7 août 2020 sur : https://histoireetsociete.com en page cinéma.

Soixante-quinze-ans après la barbarie abattue sur Hiroshima et Nagazaki, sortie nationale en version restaurée de Pluie noire de Shohei Imamura.

Pluie noire s’inspire d’un roman éponyme de Masuji Ibuse (1966) dont la structure romanesque est construite à partir de plusieurs journaux tenus par des rescapés du bombardement d’Hiroshima. Le film en adopte le principe, par la voix de deux de ses personnages : il s’ouvrant avec celle de la jeune Yasuko qu’incarne Yoshiko Tanaka et celle du principal narrateur parlant à la première personne Shigematsu, l’oncle de Yasuko Kazuo Kitamura-.

C’est aussi la vie animale qu’Imamura nous montre dans les débuts du film. Images paisibles de la vitalité de la nature où la grue marche en bord de mer et le crabe y entre.
Nous sommes le 6 août 1945 : Yasuko, jeune fille fraîchement diplômée s’apprête à aller voir son oncle Shigematsu employé d’usine à Hiroshima. Celui-ci part au travail. À la gare, les passagers nombreux attendent sur le quai de gare. Dans une pièce : des jeunes femmes, dont Yasuko, où l’on s’apprête à célébrer une cérémonie. Soudain, un éclair blanc soufle les personnages entrevus comme par transparence. Puis le noir. Dans le compartiment du train où est monté Shigematsu, les voyageurs sont projetés brutalement sous l’impact de débris pulvérisés qui s’accumulent sur eux. Un corps pend. Un homme rampe, le visage déformé par un œil sorti de son globe. Yasuko part dans un petit bateau retrouver son oncle à Hiroshima : sur la mer une horloge irradiée flotte et n’a plus que l’empreinte de ses heures : une pluie noire s’abat sur la passagère.

Une grande horloge* marque : 8h15. Temps suspendu : nous pénétrons dans Hiroshima, ville martyre avec ses corps carbonisés, mutilés, ses agonisants et ses survivants rampant à même le sol entre les ruines et le feu : vision de l’horreur sur une humanité hébétée, sidérée par la sauvagerie de l’anéantissement, apparition dantesque dont le souvenir hantera toujours Yasuko, son oncle et sa tante Shigeko (Etsuko Ishihara), un trio qui survivra à la bombe du 6 août 1945.

Et c’est cinq ans plus tard que nous retrouverons ce trio, car c’est aux survivants de cette sauvagerie de destruction qu’Imamura s’intéresse, ceux-là mêmes qui trouvèrent un nom dans la grande Histoire : les hibakushas*.

Si les maîtres du cinéma de la génération précédente impliquaient le spectateur par l’émotion, le cinéma d’Imamura agit comme l’entomologiste. Il entraîne le spectateur, par l’observation quasi clinique du mal décrit : ici, le corps malade de chacun atteint le corps social tout entier… Il est vrai qu’au Japon, depuis Goto Shinpei* l’hygiénisme était sacré et la théorie eugéniste du « sang pur » accouchait de lois : (en 1940), puis en 1948 pour stériliser de force des femmes atteintes de handicaps.
Les hibakushas furent rejetés en tant que corps malade et terrible miroir de la défaite du Japon impérial et fasciste. Ce fut la honte d’un passé sur lequel le pays refusait de se retourner, et le regarder, ce d’autant que la force américaine occupante le lui a interdit. Ainsi les victimes des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki furent par ces faits mêmes des parias.
Si Imamura ouvre son film par deux images de vitalité animale c’est, par contraste, pour décrire la lente consumation des corps humains irradiés : les hibakushas, ci sont sains d’apparence, mais lentement rongés de l’intérieur, inexorablement.
Et l’oncle de Yakuso, qui veut ici ; marier sa nièce, court les médecin pour arracher des certificats de bonne santé de la jeune fille. Il aura beau faire : Yakuso ne trouve pas de prétendant digne et préfère la compagnie de Yuishi, sculpteur obsessionnel d’étranges figures, hibakusha comme elle et que la guerre a rendu à moitié fou.
Immamura ausculte la « maladie d’Hiroshima  » où tout est atteint dans l’homme : psyché et corps. La bombe en a ruiné des fonctions essentielles.

Si la grue marche, si le crabe s’enfouit dans le sable où la mer, s’il se reproduit même, ce n’est pas par conscience du corps. C’est là toute la différence avec l’homme.Lorsque l’animal mange, c’est son corps qu’il satisfait et rien d’autre. La bombe en frappant l’homme réduit ce que, son corps porte de désirs, de pensées, d’action... Toutes les pulsions sont atteintes qui, en suspens, dégradées, puis ensevelies : dysfonction, accidents, ruines. Pour chaque corps malade, les symptômes différent multiples, atteignant du sexe à la tête : stérilité, vomissement, perte de cheveux, ulcères, cécité… point de catalogue mais nommer comme le font les victimes :, la « maladie de la bombe » suffit à en dire le lent processus d’élimination jusqu’à l’extinction mis en œuvre. Ce qu’Imamura montre clairement, sans pornographie, ni voyeurisme, avec la retenue et la distance d’une mise en scène placée à hauteur de celui qui observe l’homme dans sa dimension anthropologique : une science et un cinéma humains .
La force du film est de montrer l’intégration physique et psychique du mal que les victimes d’Hiroshima projettent sur elles –mêmes et en elles-mêmes, miroir de ce que la société entière leur renvoie comme image. Ce choc traumatique qu’elles vivent et subissent, on tente aussi de l’exorciser par l’appel aux sectes bouddhiques ou aux prêtres qui se succèdent, de rite funéraire en rite funéraire, en faisant leurs choux gras. Ce qu’Imamura dénonce.
Son ironie caustique, va jusqu’au grotesque : ainsi l’oncle pêchant la carpe avec un compère questionne en se moquant « Entre l’hôpital et le salon de beauté, quelle différence  ? ». Le cinéaste touche juste : l’hôpital répare les corps et le salon de beauté les maquille. La mort de toute façon est au bout. Et cette question, miroir de l’angoisse de tous ces parias :« Pourquoi la bombe sur Hiroshima, alors que la défaite était certaine ? Je ne veux pas mourir sans la réponse ».
Quant aux Américains qui furent une des cibles de Cuirassés et cochons (1961) - ce qui valut deux ans d’interdiction de tournage à Imamura - le réalisateur nous les rappelle ici dans un court passage radiophonique : Truman profére la menace, durant la Guerre de Corée, d’un nouvel usage de l’arme atomique contre la Chine. Juste rappel car les Américains n’ont pas désarmé après Hiroshima, travaillant notamment, dès 1951,sur le projet ultra secret Vista de la bombe à hydrogène

Enfin poésie surprenante, baroque et bouleversante : le film s’était ouvert par la grue et le crabe, il nous offre, peu avant sa fin, le corps magnifique d’une carpe sautant forte, vigoureuse hors de l’eau. Image puissante qui, transmet à Yasuko un désir furieux de vivre peu avant que son corps succombe.
Ainsi de l’animal, pris dans sa vitalité, à l’homme qui s’éteint, le renvoi, par contraste, tout au long du film est constant.
Seul, Shigematsu reste debout espérant la venue d’un arc en ciel aux couleurs magnifiques, mais l’horizon du paysage, qu’il contemple, demeure gris. Sans perspective.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Notes :
*On appelle hibakubas, les victimes des bombardements atomiques.
* Goto Shinpei : rappelons au lecteur, qui vient de sortir du confinement, que Goto Shinpei médecin et grand chef des Scouts devint secrétaire d’État à la santé à la fin des années 1890 et au début des années 1900. Il imposa une politique autoritaire et policière de la santé où l’hygiénisme devint valeur sacrée. D’ailleurs, rappelons aussi que l’internement des lépreux y prit seulement fin, il y a quatre ans !(cf :à ce propos les lèpreuses dans le film de Naomi Kawase Les délices de Tokyo).

À voir.
La Cinémathèque française organise une rétrospective à partir du 28 octobre prochain de l’œuvre de Hiroshi Shimizu, cinéaste peu connu ici et qui fut aussi l’époux de Kinuyo Tanaka (égérie de Mizoguchi). Il est l’auteur du film Les enfants de la ruche (1948) tourné avec une équipe et des acteurs non professionnels des enfants des rues, orphelins des bombardements. Il y a intégré des images d’Hiroshima qui échappèrent à la censure.

https://www.cinematheque.fr/seance/34451.html

Le cinéma japonais, durant l’occupation américaine, avait interdiction d’évoquer la barbarie d’Hiroshima et de Nagasaki.
Dès les Américain partis, Kaneto Shindô (scénariste de Mizoguchi de trois films des années 1940 et célèbre pour avoir tourné L’île nue) réalise en 1952 Les Enfants de Hiroshima (Gembaku no ko, 1952) où il décrivait avec réalisme le sort des enfants après l’atomisation de sa ville natale. On y trouvait déjà l’éclair blanc et le décompte des heures de l’horloge qu’Imamura reprend en y arrêtant le temps. Kaneto Shindo reviendra à trois reprises sur le traumatisme et les effets de la bombe lancée à Hiroshima , sa ville natale : ainsi
Sakuratai 8.6 (Sakuratai chiru, 1988), film semi documentaire sur la mort d’une troupe de théâtre victime du bombardement à Hiroshima car Shindo y intègre des séquences documentaires
LuckyDragonNo.5 (Daigofukuryu ̄maru, 1959) - film qui marqua Kurosawa et lui inspira de tourner Vivre dans la peur - et Mother (Haha 1963), drame d’ une mère dont le fils devient aveugle puis atteint d’une tumeur au cerveau.
Voici le film entier de Kaneto Shindo Les enfants d’Hiroshima (1952) : sous titrage français paramétrable https://youtu.be/fdDE8f4nvRk

La bombe accoucha au cinéma de monstres que les studios Tôhô produisaient en série : le premier de ces fils du nucléaire, tuant par le souffle de ses radiations fut Godzilla , il fut suivi de Motra, Rodan et bientôt de mutants de l’espèce humaine The H-Man, Matango…
https://youtu.be/EjNYWCH-fJw