Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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MEMORY OF THE CAMPS (LA MEMOIRE MEURTRIE-1945) de Sydney Bernstein conseillé par Alfred Hitchcock









MEMORY OF THE CAMPS (LA MEMOIRE MEURTRIE ) de Sidney Bernstein assisté d’Alfred Hitchcock, Grande-Bretagne, 1945.
par Laura Laufer.
L’essentiel du documentaire Memory of camps (1945), fut tourné au camp de Bergen-Belsen sous la direction de Sidney Bernstein. De ce film et de La dernière étape de Wanda Jakubowska(1947) vint une grande partie des images devenues emblématiques de la barbarie nazie dans les camps et qu’Alain Resnais recyclera dans Nuit et Brouillard.
En conseillant son ami Bernstein, la question du « montage interdit » s’est posée à Hitchcock ouvrant au questionnement sur l’écriture cinématographique de l’Histoire. Hitchcock s’interroge : comment faire pour que le spectateur puisse être convaincu de la vérité de l’image ? Comment identifier son lieu et le moment de sa prise ? Comment filmer pour reconnaitre les témoins, les bourreaux et leurs actions ?

Comme pour toute écriture historique se pose la question d’identifier le document source et son authenticité, Hitchcock, par ses recommandations, a tenté d’intégrer cette question, notamment en suggérant d’inscrire dans un même plan panoramique, le charnier de victimes, les bourreaux et les témoins.
Deux mots sur Sidney Bernstein, réalisateur du film et ami de très longue date d’Alfred Hitchcock. Tous deux s’étaient connus dans les années 1920 à la fondation du Cercle du Cinéma britannique(British Film Society) .
Sidney Bernstein était un communiste qui avait officiellement rompu avec le parti communiste en 1939, lors de la signature du pacte germano soviétique, mais les archives du MI5 - services secrets britanniques - indiquent qu’il resta un agent communiste et finança les activités du communiste Otto Katz (André Simone) lequel anima la Ligue anti-nazie d’Hollywood.
Sidney Bernstein avait fait fortune en ouvrant, en 1926, les chaînes de cinéma indépendantes Granada et, en 1944, il devient conseiller cinéma pour la propagande de l’armée britannique.
Hitchcock et Bernstein projettent de créer une société de cinéma indépendante, la Transtlantic Pictures qui verra le jour en 1948 et produira La corde et Les amants du capricorne avant de faire faillite.

C’est aussi en 1944, qu’ Hitchcock se rend en Angleterre pour diriger deux courts films de propagande anti -vichyste Bon Voyage et Aventure Malgache avec des comédiens de langue française The Molière’s players réfugiés à Londres.

Qu’il s’agisse de films de commande ou de films animés d’une sincère conviction, Hitchcock réalisera de nombreux films anti -nazis même s’il est vrai que ceux-ci s’inscrivent dans la propagande mise en œuvre par Hollywood après l’attaque de Pearl harbor en 1941, tels Correspondant 17, Cinquième colonne ou encore le remarquable Lifeboat.

Mais croyons-nous, le cinéaste est anti nazi convaincu et il suffit de voir l’excellent Une femme disparaît, 1938, film de sa première période anglaise et de tonalité nettement anti-munichoise et pro-interventionniste.

En 1945, Bernstein conçoit le projet de réaliser un film sur les camps construits par les nazis dans le but pédagogique d’en montrer les images en Allemagne. Il demande à Hitchcock de le conseiller pour le tournage et le montage afin de placer le film sous le signe de la preuve par l’image.

Hitchcock préconise de filmer en plans longs, sans coupe et de s’interdire, autant que possible, le montage, car le montage est mensonge.

D’ailleurs, Nuit et Brouillard, film de référence sur le sujet, par son montage peut faire question. Ainsi cette photo donnée comme image de la rafle du Vel d’Hiv en 1942, alors qu’ il s’agit d’une photo de collaborateurs qui y sont retenus après guerre, mais Resnais l’ ignorait. Autre image reprise de Memory of camps, celle où on voit un bulldozer charriant des cadavres et montrée par Resnais comme symbole de la barbarie nazie, alors qu’il s’agit ici d’une opération d’hygiène, avec le nettoyage du camp effectué après sa libération. (Lire à ce propos les travaux de l’ historienne Sylvie Lindeperg Nuit et brouillard un film dans l’Histoire. Ed Odile Jacob) .

Cette question du « montage interdit » ouvre au questionnement sur l’écriture cinématographique de l’histoire. Hitchcock s’interroge : comment faire pour que le spectateur puisse être convaincu de la vérité de l’image ? Comment identifier son lieu et le moment de sa prise ? Comment reconnaitre acteurs et actions ?

Comme pour toute écriture historique se pose la question d’identifier le document source et son authenticité, Hitchcock, par ses recommandations, tente d’intégrer cette question, notamment en suggérant d’inscrire dans un même plan panoramique, charnier de victimes, bourreaux et témoins (Allemands du voisinage ou soldats libérateurs) afin de prouver le non — trucage des images de cadavres.

Il semble que la version de Memory of camps est un remontage du film, réalisé en 1985, où on a cru bon couper l’ouverture et ajouter un commentaire ininterrompu qui "assourdit" les images sous la voix de Trevor Howard.

Si mes souvenirs sont justes, à l’ouverture du film d’origine, on entendait et voyait Hitler vociférer, acclamé par la foule qui venait de l’élire, puis venait le silence. La caméra entrait dans le camp de Bergen — Belsen et sans bande sonore, témoignait par ses seules images, ce silence faisant choc après les hurlements d’Hitler. On y voyait aussi d’autres camps, la campagne tranquille aux alentours dont un camp du Tyrol où les nazis déportaient les handicapés mentaux pour s’y livrer à de monstrueuses expériences.

C’est bien aussi de ce film que sont issues de nombreuses images de collections morbides trouvées dans les camps : les montagnes de cheveux, de lunettes, de vêtements, les objets fabriqués à partir des corps des déportés (bougies, lampes ...).

Le film inachevé ne fut pas montré, la réconciliation avec l’Allemagne étant à l’ordre du jour, il fut interdit de diffusion durant la guerre froide. Dans les années 80, on le vit dans quelques projections accompagné d’un documentaire sur l’histoire de sa réalisation : La mémoire meurtrie.

Aujourd’hui, les extraits du document d’origine ont été maintes fois recyclés, revus et noyés dans le flux des propagandes visuelles qui se déversent sur tous les écrans du monde. Comment les sortir de leur banalisation ? Et à l’heure où les survivants de cette histoire disparaissent, les formes de transmission de son récit se posent.

En tout cas, s’interrogeant sur la représentation de la vérité, Hitchcock a suggéré à Bernstein par une conception précise de l’écriture cinématographique, une écriture où l’éthique et la pensée de l’image participaient de la construction de l’Histoire.
- L. Laufer -

N.B : Signalons aux lecteurs que Lifeboat film antinazi est récemment sorti en DVD. Un film plutôt acide sur la nature humaine et de conception expérimentale par son unité de lieu, de temps et d’action : passionnant.

Tout aussi expérimental et passionnant sera le chef d’œuvre La corde de 1948, réalisé trois ans après le travail d’Hitchcock sur le documentaire de Bernstein montrant les camps de la mort.

La corde dont la forme tend au plan séquence unique, sur le fond dénonce le crime gratuit, accompli dans le but de prouver qu’il existe des êtres supérieurs appartenant à l’élite et condamne l’idée raciste que les êtres inférieurs doivent être éliminés au nom d’une théorie du surhomme inspirée, par récupération abusive, de Nietzsche. Une occasion pour Hitchcock, catholique croyant, de réaffirmer, à travers le personnage de professeur de philosophie qu’incarne James Stewart, sa foi : "Seul Dieu a le droit de créer la vie et de donner la mort".