Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Entretiens avec Raul Hilberg : la destruction des Juifs d’Europe. 2 - Nouvel antisémitisme ? Guillaume Moscovitz, Belzec. Musique et IIIè Reich.

NAZISME et CRIMES CONTRE l’HUMANITE (2).








LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE de Raul HILBERG.

Une œuvre capitale.

- En septembre 2006, Raul Hilberg était venu à Paris présenter la dernière édition de son œuvre monumentale, La destruction des Juifs d’Europe (édition définitive en 3 volumes - Folio
Histoire - Gallimard). C’est à cette occasion, et par l’entremise des éditions Gallimard, qu’il répondit à mes questions. Raul Hilberg est décédé quelques mois plus tard, le 4 août 2007, à l’âge de 81 ans à son domicile dans le Vermont (USA).

Né à Vienne en 1926, Raul Hilberg fuit l’Autriche et les persécutions nazies. Il séjourne d’abord à Cuba avec sa famille. En 1939, il part vivre aux Etats-Unis. En 1948, Hilberg commence à étudier la réalité du génocide des Juifs. Le travail sur cette thèse d’étudiant s’étend jusqu’à
ses années de vieillesse et il met un point final à ses travaux quand, âgé de 79 ans, il se sait atteint d’un cancer.

La destruction des Juifs d’Europe, ce sont cinquante ans de recherches, de questionnements, de réflexions dans un livre capital qui fait autorité de nos jours sur la question. Au cours de ses travaux, Raul Hilberg dut affronter une grande hostilité venue autant du côté d’Hannah Arendt que de l’Etat d’Israël. En effet, Hilberg décrit la résistance marginale des populations
juives, la compromission des Conseils Juifs et réévalue le chiffre des victimes à 5, 1 millions. Il s’est toujours opposé à Hanna Arendt sur l’idée de la « banalité du mal » et même sur ses thèses de la complicité des Conseils juifs dans le meurtre de masse. Pour Hilberg, les Conseils
juifs n’ont joué, en fin de compte, qu’un rôle secondaire dans la machinerie de destruction.

Mais surtout, l’historien refuse la notion de sacrifice et rejette l’institutionnalisation de la mémoire, c’est pourquoi les Israéliens n’accepteront de reconnaître qu’à partir des années 1980, l’importance de ses travaux. Pour effectuer ceux-ci, l’historien a disséqué les archives du Reich saisies en 1945 par les Américains et les Russes.

La première édition de La Destruction des Juifs d’Europe est parue en 1961 dans l’indifférence générale d’autant qu’Hannah Arendt était intervenue auprès des éditeurs de Princetown university pour bloquer la parution des travaux de l’historien .

Était -ce parce que Hilberg révélait dans ses travaux la directive de 1933 rédigée par son mentor Heidegger ? Cette directive interdisait l’accès aux bourses d’études pour les étudiants juifs et marxistes, mais recommandait de les réserver de préférence pour les étudiants nazis ? On sait que l’engagement nazi d’Heidegger fut clairement établi et il convient de s’interroger sur le rôle de cet engagement dans l’élaboration de sa pensée.
(cf. Domenico Losurdo, La comunità, la morte, l’Occidente. Heidegger e l’« ideologia della guer­ra », Bollati Boringhieri, Turin, 1991. traduit chez PUF. Paris, 1998 : Heidegger et l’idéologie de la guerre .)
(voir aussi les livres deVictor Farias et d’Emmanuel Faye).-

Dans son livre, Raul Hilberg s’attache à la description rigoureuse des mécanismes impliquant la bureaucratie (police, armée, administration) de l’Etat nazi. Il analyse la destruction des Juifs comme un processus, dont les grandes étapes sont la définition des Juifs, leur expropriation, leur concentration, et enfin leur destruction.
Raul Hilberg a exploité un nombre incalculable de documents, diversifiant et croisant ses sources (photographies, cartes géographiques, plans topographiques, horaires des transports, devis d’usines, notes et rapports administratifs, textes officiels, carnets, journaux, journaux intimes, lettres…). Il a attaché une grande importance aux différents types de matériaux utilisés dans ces sources, à leur composition, à leur style, à leurs contenus et à leur fonction.

La Destruction des Juifs d’Europe, œuvre capitale, est devenue depuis vingt ans la référence mondiale sur la question.
- Laura Laufer

Questions à Raul Hilberg, auteur de LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE

Laura Laufer
Vous avez entrepris ce travail en 1948 et la première édition du livre date de 1961. Pouvez- vous décrire comment vous avez choisi une méthode de travail portant avant tout sur la description précise du « comment » le génocide plutôt que sur le « pourquoi » de celui-ci ?

Raul Hilberg
En 1948, plus exactement à la fin de cette année là, j’ai pris la décision d’explorer ce qui était arrivé lors de la catastrophe pour les Juifs d’Europe. Nous avions une esquisse de l’ensemble mais nous ne connaissions pas les détails. D’abord il fallait travailler précisément sur le comment dans un espace de 12 ans ce processus s’était déroulé, avant même que de
commencer avec le pourquoi certaines décisions avaient été prises. Et jusqu’à aujourd’hui je n’ai toujours pas répondu au pourquoi car je trouve cela extraordinairement difficile et il s’agit de décider si on peut répondre à une telle question. De ce point de vue, je partage l’avis de Claude Lanzman pour dire que cette question n’est pas facilement abordable et qu’il vaut mieux ne pas la poser.

Laura Laufer
Au XXIe siècle reste-il une spécificité du génocide des Juifs d’Europe par rapport au génocide rwandais ? Et laquelle ?

Raul Hilberg
Quand il y a environ dix ans se déroula au Rwanda le massacre des Tutsis, je fus frappé d’abord par le fait que cela arriva par surprise, que c’était inattendu. De toute évidence, il y a de nombreux pays nouveaux en Afrique : dans le monde occidental, c’est-à-dire les Etats-Unis ou l’Europe, les gens ont même des difficultés à situer ces pays sur une carte et cela est particulièrement vrai pour les nombreuses terres enclavées d’Afrique comme le Rwanda, un petit pays habité par deux communautés l’une Tutsie, l’autre Hutue, mais avec des Hutus plus nombreux que les Tutsis.
En général, le monde occidental n’avait pas vraiment d’idée de qui étaient ces gens ou pourquoi ils étaient engagés dans une confrontation hostile. Après tout, ils parlaient le même langage et le pays avaient été christianisé comme catholique. Ce n’était ni le facteur linguistique ou religieux qui pouvait fournir les raisons du conflit, si tant est qu’il devait y avoir un conflit. Jusqu’à ce que rétrospectivement on découvre les racines de l’antagonisme entre Hutus et Tutsis. J’ai pu observer à ce propos que l’Europe avait agi avec ambiguïté J’ai noté également que l’Europe a été l’objet, sans ambiguïté, d’une instrumentalisation par un groupe dans le but de réduire l’autre à néant.

Même si des massacres ont pu avoir lieu dans les années qui ont suivi la période de l’après guerre, comme au Timor Oriental ou dans d’autres pays reculés, le Cambodge et maintenant le Rwanda avaient cette particularité qu’on y a massacré des hommes des femmes et des enfants dans le seul but de ne pas en laisser un seul survivre. La troisième caractéristique qui
est, dans un sens la même que celle du désastre pour les Juifs d’Europe, c’est que cela est arrivé sans que cela n’affecte ou n’interfère d’aucune façon sur les pouvoirs en place en Europe. Je mentionne cette circonstance avant tout dans le dernier chapitre de mon livre car quand la Deuxième Guerre Mondiale prit fin avec la libération des camps tels
Buchenwald, les détenus exigèrent « Plus jamais ça », « Nie wieder » (en allemand " jamais plus") et cette notion du « Plus jamais ça » a été incorporée dans les conventions internationales pour obliger à ne pas rester sans intervenir si un fait semblable se répétait... et bien cette fois ça a eu lieu et personne n’est intervenu. De plus, pendant la Seconde Guerre
Mondiale on a tiré excuse de la priorité donnée à la guerre pour ne pas aider les Juifs, alors que dans le désastre du Rwanda, il n’y avait pas de guerre. Pour moi cette dimension est d’une importance déterminante.

Laura Laufer
Comment déterminez- vous parmi les victimes, les Juifs des non-Juifs ? Par exemple vous intégrez les Juifs convertis au christianisme dans vos calculs. Est-ce du fait que les nazis les considéraient comme Juifs ?

Raul Hilberg

Je ne suis pas sûr de comprendre cette question ; il y a deux éléments que je discerne et qui donnent lieu à calcul. D’abord : parmi ceux qui ont péri en tant que Juifs, il y avait en réalité des Chrétiens. Les Allemands avaient une définition qui fixait que quiconque avait quatre grands parents juifs était juif, c’est la notion de « définition raciale ». En fait, ce n’était pas du
tout une définition raciale parce que les Juifs ne pouvaient pas être reconnus dans la rue en tant que Juifs ! Il y avait eu une tentative faite par les nazis en 1932, de reconnaître les Juifs dans la rue mais ceux qu’ils attaquèrent alors n’étaient pas tous Juifs ! Ils avaient cru qu’ils
étaient juifs parce qu’ils étaient dans les alentours de synagogues. C’est ainsi que vint la définition qui a été retenue par les bureaucrates du ministère de l’intérieur, à savoir que si une personne avait quatre grands parents juifs qui étaient juifs par la religion, cette personne
était juive. En d’autres termes, on n’avait pas à rentrer dans la question de savoir s’il s’agissait de race, la race était présumée si la religion était juive, et le critère était la religion des grands parents. S’il n’y avait que trois grands parents juifs, cette personne était encore juive ; s’il y
avait deux grands parents juifs, le critère décisif était de savoir si cette personne était de religion juive ou si elle était mariée à une personne également juive ; elle était alors considérée comme juive. Si ce n’était pas le cas, il n’était pas défini comme juif. Dans ce cas, il était appelé Mischlinge (« mélangé » en allemand) de premier degré. Et s’il était au quart, il était appelé Mischlinge de second degré.

Maintenant, prenons une personne qui était chrétienne par la religion. Si quatre de ses grands parents étaient juifs, en d’autres termes si elle ou ses parents étaient devenus chrétiens, elle était juive de la même manière ; elle était considérée comme Juive. Aussi vous trouvez dans les listes de déportation des Chrétiens qui étaient considérés comme Juifs parce
que les grands parents étaient juifs. Et de manière similaire, si quelqu’un avait trois grands parents juifs bien que cette personne soit Chrétienne, elle était considérée comme Juive. Maintenant, elle n’était pas considérée comme Juive avec deux grands parents juifs, mais il y avait des convertis au christianisme ou des enfants de convertis qui étaient considérés
comme Juifs et nous savons par exemple que dans le ghetto de Varsovie il y a eu des personnes dans ce cas qui ont été déportées à Treblinka. Cela n’a pas été un très grand nombre, mais il a été significatif. Il montre que les nazis contestaient l’idée que quelqu’un pouvait cesser d’être juif pour devenir chrétien. Ils rejetaient cette idée. Aussi ils rencontrèrent
de grandes difficultés dans certains pays, notamment des pays catholiques parce que le baptême est un sacrement. Si une personne était requise pour porter une étoile jaune, de quoi cela avait l’air pour quelqu’un d’arriver à l’église portant une étoile jaune ? Cela a créé
des tensions, déjà en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays. Et c’est ce facteur qui a poussé l’Eglise au conflit avec le régime nazi. Donc, cela avait une certaine signification. Pour les Juifs, la signification était que la conversion ne marchait pas. En d’autres termes, c’était
compliqué d’éviter les persécutions. Si quelqu’un voulait échapper à la discrimination, refusait la ségrégation, le fait de juste devenir chrétien ne résolvait pas le problème. Et depuis 1945, les personnes qui sont devenues chrétiennes dans la communauté juive ne le font plus pour
des raisons opportunistes mais par vraie croyance chrétienne. Cette politique des Allemands a eu des conséquences importantes, qui ne visait pas un nombre important de personnes, mais à l’époque et, selon les pays, on peut comptabiliser ceux qui étaient considérés Juifs
par les nazis, et ceux qui étaient effectivement Chrétiens par religion.

Laura Laufer
Le fait génocidaire n’a t-il pas été « banalisé » du fait de la multiplication de ses représentations ? Pourriez-vous dire votre sentiment, par exemple, dans la manière dont le cinéma et la télévision se sont emparés du sujet ?

Raul Hilberg

Le nombre de médias grand public, incluant les romans, mais particulièrement la télévision ou les films au cinéma qui prennent pour objet la question de l’Holocauste est devenu important. La
raison en est simple : un livre comportant des notes et annexes comme le mien sera lu par des milliers de gens ou même par des dizaines de milliers de gens. Un film sera vu par des millions de gens. Aussi cela engage d’énormes conséquences si le sujet apparaît à la télévision ou au
cinéma ou même dans un roman à succès. La question qui se pose et devient importante est ce qu’il arrive à l’Histoire quand elle est submergée par une représentation fictionnelle ou même dans une sorte de reportage. Et la réponse est que des faits d’une extrême complexité sont
abandonnés par nécessité, parce que le temps à l’écran est très limité et qu’il n’est pas possible d’intégrer les sources matérielles qu’on trouve dans ce qui est imprimé.

Le film de Lanzman, Shoah, après montage intégral, dure neuf heures, mais si vous regardez le livre du même titre, il s’agit d’un livre court alors qu’il inclut tout ce qui est dit dans le film.
C’est une condensation de faits historiques qu’il s’agisse de films de fiction, de romans ou de documentaires. Nous devons admettre que les gens ordinaires impliqués dans la vie active ne sont pas des étudiants et n’ont pas le temps de lire toute la complexité des mesures impliquées dans cette destruction massive ; ils ne peuvent en extraire qu’une vague idée,
surtout dans un film, essentiellement celle que ce fut la mort de millions de gens. La fiction prend pour point central l’individu et dans le processus de décision, c’est toujours l’impact des mesures de destruction qui est montré, le fait qu’il soit affamé, torturé ou qu’il agonise, et l’intérêt du lecteur se portera sur les victimes ou sur les bourreaux. Nous savons que de tels
romans existent. Il y a une différence fondamentale entre un livre de recherche sur le sujet et un livre qui remporte un succès.

Laura Laufer
Dans les éditions antérieures de votre ouvrage, vous mentionniez déjà le fait qu’un travail tel que le vôtre implique erreurs et oublis et que vos prises de position et conclusions nécessiteraient inévitablement des corrections et de nouvelles précisions. Aujourd’hui, les corrections que vous faites viennent-elles de nouvelles connaissances ou bien avez vous
rencontré au fil des années de nouveaux problèmes de méthode dans l’établissement du fait historique génocidaire ? Ou bien les deux ?

Raul Hilberg
Le fait que des erreurs ou des omissions soient faites dans ma recherche m’est apparu déjà au début. De toute évidence, je ne savais pas quelles erreurs je ferai ni ce que je devrai corriger. Je sentais seulement que les erreurs étaient inévitables. Je sentais aussi que des éléments étaient
laissés en dehors pour la bonne raison qu’au départ nous n’avions pas tous les éléments, les sources. Il s’est avéré que le nombre de documents généré par l’entreprise d’assassinat d’un nombre énorme de gens dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer. Il ne s’agissait pas de centaines ou de milliers de pièces de papiers, mais de millions ; et nous devons avoir à l’esprit que les Allemands ont détruit beaucoup de documents parce qu’ils ne voulaient pas que des découvertes soient faites après l’événement. Nous devons aussi prendre en compte que certains documents ont été détruits par les bombardements aériens qui visaient les ministères. Entre ces deux facteurs, le nombre de documents a été réduit et une quantité de preuves a été inévitablement perdue. Aussi nous devons utiliser comme matériel de recherche ce qui est resté.

Au départ, quand j’ai commencé mon travail, je savais que je ne pouvais agir que sur des matériaux existant à l’Ouest, car les documents se trouvant alors en Union Soviétique n’étaient pas accessibles ; ce n’est qu’en 1990 que ces archives ont été ouvertes. J’ai pu réaliser alors
quelle quantité de matériel était aux mains des Soviétiques. Je n’en avais pas l’idée auparavant, je savais seulement qu’une partie y était. Donc je savais pour cette raison que j’omettais bon nombre de choses. Je ne pouvais pas entrer dans les détails de ce qui était arrivé sur des
territoires spécifiques. J’avais en tête qu’il y avait un bon nombre de victimes sur les territoires de l’Union Soviétique, d’où des régions importantes sur lesquelles nous avions peu de détails.
De plus, il y avait tant de personnes qui avaient été tuées et relativement peu de témoins. Et il y avait des massacres sans un seul survivant. J’avais connaissance de ces faits qui font que je savais que le travail n’était pas fini. J’ai fait ce que j’ai pu. Et ensuite, pendant un temps, je n’ai pas fait grand chose et donc j’ai réalisé qu’il y avait encore beaucoup à faire. À ce
moment, j’ai recommencé mon travail à l’intérieur même de ces limites et je suis retourné pour la quatrième fois à mes recherches : maintenant je suis arrivé à l’âge de la retraite. Voici la longue démarche de mes préoccupations sur ce sujet.

Laura Laufer
Comment êtes-vous parvenu à calculer le total des victimes ?

Raul Hilberg
En ce qui concerne le total, j’ai été capable de le calculer très tôt. Je n’acceptais pas le chiffre de six millions qui apparaissait aux procès de Nuremberg, mais recherchai des documents qui n’étaient pas accessibles en 1946, parce qu’ils n’avaient pas encore été découverts. L’un d’eux était un rapport du statisticien SS Korherr de la fin de 1942, comme
supplément à son rapport des trois premiers mois de 1943.
Il y avait là un matériel assez riche, mais qui n’était pas complet. Korherr par exemple n’avait pas les informations dans son rapport sur les massacres de Volhynie-Podolie que je connaissais en raison de l’existence d’un autre rapport. Donc j’étais capable de mettre ensemble quatre documents dont le rapport Korherr qui couvrait pas mal de statistiques de
l’Europe de l’Est et aussi du Sud Est de l’Europe, les massacres de Volhynie-Podolie, le ghetto de Lodz et ajoutées à cela les données concernant la Hongrie pour 1944. Et à partir de ces quatre sources, il était possible dès 1950-1951 de dire : pour telle région nous ne connaissons
pas les données spécifiques mais nous avons des données précieuses pour tel ou tel aspect et comme résultat je pouvais arriver à un nombre probable, un nombre qui comportait quelques points et questions à préciser, un nombre de plus de cinq millions, mais pas six. Mes
collègues avaient aussi fait un calcul qui n’en était pas au développement où j’étais arrivé.

Certains d’entre eux ont dit, le nombre n’est pas de 6 millions mais de 5 millions et demi et on l’a arrondi vers le haut ; d’autres ont pris un chemin à l’inverse : le chiffre est de plus de 5 millions et demi et ils l’ont arrondi vers le bas. En gros, on est entre 5 et 6 millions, mais certains pensent qu’on est plus près de 6 millions et moi je pense qu’on est plus près de 5 millions. Si vous êtes en hypothèse de calcul avec le chiffre le plus affiné, je dirai que le chiffre à prendre en compte est de 5 millions cent mille. Cela pourrait être un peu plus ou un peu moins. Je ne crois pas que cela puis être en dessous ou au-dessus. Mais ça, c’est le résultat de mon travail renouvelé sans cesse et sans fin sur les preuves, répété sans cesse sur les
documents, sur les extrapolations, sur les calculs, et ce pendant des années. À cela, je veux ajouter que le public veut toujours des chiffres exacts, même quand les documents ne sont pas disponibles et que les statisticiens vous diront que ce n’est pas possible de les corriger dans ce sens ; même de nos jours il est difficile de calculer le nombre de naissances, de décès, de déplacements des populations.

Je défendrai le seuil jusques auquel on peut arriver à une certaine exactitude. Je suis en désaccord avec les statisticiens car aujourd’hui vous avez des gens aux Etats-Unis ou en France qui sont libres de se déplacer, alors que les populations juives étaient gardées à l’intérieur du ghetto, qu’elles étaient comptées avant de monter dans les trains qui les
emmenaient dans les camps de la mort. Les Allemands n’ont jamais arrêté de compter, sauf à utiliser les Juifs pour dresser cette comptabilité et en faire le rapport mois par mois. En raison de ce système fermé, cette rationalisation était comme compter les détenus d’une prison et là vous avez des pièces comptables.

Laura Laufer
Pouvez-vous revenir sur le titre de votre livre (la destruction des Juifs d’Europe) qui paraît très exact dans la définition de l’entreprise génocidaire. Que pensez- vous de l’usage plus courant de mots tels qu’extermination, holocauste... ?

Raul Hilberg
J’ai choisi le mot destruction parce que c’était un mot neuf et juste. Je ne voulais pas de mot qui porte accusation d’un côté, ni ces mots qui en anglais impliqueraient que les Juifs sont des sous-hommes. Il y a un problème linguistique avec le mot extermination lequel en anglais
fait référence à la vermine. Il y a des entreprises spécialisées dans l’extermination des cafards ou des rats et qui sont appelées des entreprises « d’extermination ». Le mot a un sens différent en italien ou en français. Puisque j’écris en anglais, j’ai rejeté le mot extermination.
Quant à holocauste c’est un mot qui vient de l’Antiquité et a des racines dans les pratiques religieuses. Il signifie brûler en totalité, caust se réfère au fait de brûler et holo veut dire tous. Il y a une dimension dans la description qui peut conduire à utiliser le mot holocauste parce
que les corps des Juifs ont été brûlés après avoir été assassinés ainsi qu’on le voit en ouvrant les fosses ou dans les camps à Treblinka, Sobibor, Auschwitz...

L’origine du mot rappelle quand même ce sacrifice religieux ou les hommes tuaient un animal et l’offraient aux Dieux. Les historiens du classicisme expliquent que quand les anciens Grecs, pour la plupart
paysans, offraient un animal en sacrifice, ils faisaient d’abord des compromis, en mangeant les meilleurs morceaux et offrant aux Dieux la part qu’ils ne mangeaient pas, les os. Mais pour éviter que les Dieux soient en colère, ils devaient sacrifier l’animal entier. C’est là l’origine du
mot holocauste. Et ce n’est pas pertinent pour moi car je rejette l’idée que les Juifs aient été offerts en sacrifice. À l’intérieur de la communauté juive, cette notion de sacrifice existe encore aujourd’hui. Et c’est ce que je rejette parce que sur le fond je suis athée.

Questions et traduction des propos par Laura Laufer - ©Laura Laufer

- 

À l’origine, l’entretien avec Raul Hilberg que vous lirez ci-dessous est paru dans la revue américaine en ligne Logos : www.logosjournal.com/issue_6.1-2/hilberg.htm
Le voici traduit en français :

Y a-t-il un nouvel antisémitisme ?

— Logos : On sait que d’après vous, il y a eu trois solutions historiques au « problème juif » : la conversion, l’expulsion et, fina : lement, l’extermination. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

— Raul Hilberg,
Il s’agit d’un motif sous-jacent sur lequel je suis tombé dès le début de mes recherches. Tout au long de l’histoire, il est clair que la conversion est un objectif du monde chrétien. Les expulsions commencent à la fin du Moyen Âge, quand il apparaît clairement que les Juifs ne sont guère désireux de devenir chrétiens. Le thème de la conversion a duré plusieurs centaines d’années en Europe. Vous pouvez remonter jusqu’à Oxford et ça se prolonge jusqu’en 1492 en Espagne, et un peu plus longtemps au Portugal. Pour ce qui est des expulsions, il s’agit donc bien d’un phénomène qui commence à la fin du Moyen Âge et au début de l’ère moderne.
Quant à l’idée de la solution finale, d’une solution définitive, c’est une idée spécifiquement nazie. Si vous remontez aux débuts du parti nazi, vous allez voir qu’ils pensent encore en ce qui concerne l’émigration des Juifs. Il y avait un plan baptisé le plan Madagascar, qui avait en fait été imaginé en Pologne et même en France, vu que Madagascar était une possession française, on pensait que tous les Juifs pouvaient peut-être être expédiés outre-mer. Donc, cette idée était encore dans l’air du côté du ministre des Affaires étrangères allemand et de toute la hiérarchie nazie, jusqu’à Hitler lui-même. Et ce au moins jusqu’à fin 1940 quand la France s’est rendue. Mais quand les Allemands ont compris que la guerre n’allait pas prendre fin à l’Ouest comme ils l’espéraient (ils étaient déjà en train de se préparer à attaquer l’Union Soviétique), l’idée d’annihiler les Juifs émergea sérieusement. La première indication en est une réunion entre Hitler et un groupe de dirigeants du parti en février 1941. À cette époque, le Führer n’avait pas encore pris de décision définitive, mais il était sur la voie de le faire.

- — Il y a eu une conférence révisionniste en Iran il y a quelques mois. Jusqu’à quel point les chercheurs et l’opinion en général doivent-ils être préoccupés par la capacité qu’a ce type de révisionnisme d’engendrer de l’antisémitisme ?

- — Raul Hilberg,
Ce révisionnisme a commencé dans les années 1960. Il n’a rien de nouveau. J’ai boycotté l’Allemagne pendant un bon bout de temps, mais quand j’ai visité Munich à l’époque, je suis allé acheter un journal allemand de droite dans un kiosque, et j’ai découvert à ma grande stupéfaction que j’étais mentionné en première page en tant que dirigeant sioniste. C’était une sacrée surprise pour moi, mais en plus, le titre de l’article était : « Le mensonge de l’Holocauste ». Donc, en Allemagne, dans les années 1960, ce type de croyance avait déjà des adeptes, même si les Allemands étaient les mieux placés pour savoir ce qu’il en était vraiment. Il y avait aussi un Français*(voir ci -dessous Paul Rassinier) qui publiait dès les années 1960. La moitié de son livre m’était consacrée. C’était une publication néo-nazie. À peine La Destruction des Juifs d’Europe a-t-elle été publiée que je suis devenu la cible de ce genre de groupes. De mon point de vue, les développements ultérieurs du négationnisme ne sont qu’un phénomène de diffusion très lent, même pas une croissance, une diffusion depuis la France et l’Allemagne vers les États-Unis et le Canada, et qui s’est récemment étendue au monde arabe. De toute façon, le monde arabe est extrêmement désorienté face à l’Europe. Ils sont aussi perplexes par rapport à l’Occident que nous le sommes à leur égard. Quoi qu’il en soit, la conférence iranienne n’a pas eu un grand succès en Iran même – ils se sont donné beaucoup de peine pour pas grand-chose. Des Iraniens ont d’ailleurs publiquement dénoncé cette conférence. Je ne suis donc pas terriblement préoccupé, même si à l’époque, en décembre 2006, le gouvernement allemand m’a demandé de participer à une contre-conférence le même jour à Berlin en tant que principal orateur. Je n’ai pas pour habitude de débattre avec les révisionnistes, et je ne l’ai pas fait non plus lors de la conférence Berlin. L’essence de mon intervention a été de dire que, oui, l’Holocauste a eu lieu, ce qui est d’ailleurs plus facile à dire qu’à démontrer. Je l’ai démontré, et le public est venu assister à la conférence. Mais les journaux allemands n’ont pratiquement pas couvert l’évènement, parce qu’ils n’ont pas pu résister au désir de publier les photos des rabbins qui avaient participé à la conférence iranienne. J’en suis venu à la conclusion, et ce, à plusieurs reprises, qu’en ce qui me concerne, je ne suis pas d’accord avec les législations qui interdisent les propos niant la réalité de l’Holocauste. Je ne souhaite pas censurer ce type de discours parce que je pense que, quand vous essayez de faire taire quelqu’un, c’est un signe de faiblesse, pas de force. Alors, oui, je sais, il y a toujours un risque. Dans la vie, rien n’est exempt de risque, mais tout doit être l’objet de décisions rationnelles.

— - Il y a eu récemment toute une série d’incidents antisémites en Europe qui ont amené certaines personnes à parler d’un nouvel antisémitisme. S’agit-il vraiment de quelque chose que nous devrions prendre au sérieux, ou bien faut-il simplement y voir une continuation de l’antisémitisme traditionnel ?-

— - Raul Hilberg,
Ce n’est même pas cela. C’est comme ramasser quelques vieux cailloux en provenance du passé et les lancer contre les fenêtres. Je suis suffisamment vieux pour me rappeler ce qu’étaient les effets des attitudes anti-juives. Ici même, à l’Université du Vermont, même dans un État aussi progressiste, et jusque vers la fin des années 1970, il était impensable d’avoir un Juif comme doyen, sans même parler d’un président d’Université. Autrement dit, il y avait encore une ségrégation notable aux États-Unis. Si vous remontez plus loin dans le temps et que vous lisez n’importe quel numéro du New York Times des années 1930, et même des années 1940, vous allez trouvez des annonces pour des appartements à louer à New York qui comportent le terme « restricted ». Voilà un quotidien dont les propriétaires étaient juifs et qui publiait des annonces de logement excluant les Juifs. C’était là un régime de discrimination antijuive profondément enraciné, approuvé par la société, mais qui a aujourd’hui disparu. Il a tout simplement disparu.
Nous ne pouvons même pas parler des discriminations contre les Juifs dans le monde musulman, puisqu’il n’y a plus de Juifs dans le monde musulman. Ils sont tous partis, sauf au Maroc et quelques centaines ou quelques milliers ici ou là, mais ce n’est là qu’un résidu des centaines de milliers qui y vivaient encore quand l’État d’Israël a été créé. Alors l’antisémitisme du passé appartient au passé, et en particulier le terme même d’« antisémitisme ». Il y avait jadis un parti antisémite en Allemagne et un autre parti antisémite en Autriche. Quand des types d’extrême droite ont prétendu confisquer les entreprises juives, l’amiral Horthy, chef du régime autoritaire hongrois pendant la Seconde Guerre mondiale, s’y est fermement opposé. Il leur a dit en gros, je paraphrase, « vous n’avez pas à confisquer ces entreprises parce que les Juifs ont au moins le mérite de savoir les gérer, et vous, vous vous prenez pour qui ? Et vous n’avez rien à en dire, parce que moi, j’étais déjà antisémite avant même que vous soyez nés ». Adolf Hitler lui-même déclare dans Mein Kampf — que personne ne lit plus — que son père ne se serait pas permis d’être antisémite parce que cela l’aurait dégradé socialement. La sœur de Nietzsche avait épousé un dirigeant antisémite et, dans sa correspondance avec sa sœur, le philosophe y fait constamment référence comme à « ton mari antisémite ». Vous pouvez donc constater que l’adhésion à l’antisémitisme a une connotation plus ou moins rétrograde. C’est un phénomène qui appartient au XIXe siècle avec ses autres « -ismes », avec l’impérialisme, le colonialisme, le racisme. Ça vous paraîtra bizarre, mais les nazis ne s’autodéfinissaient pas comme antisémites. Vous ne trouvez même pas le mot chez eux.

- — Vraiment ?-

- — Raul Hilberg,
Oui, il y avait le sentiment que le nazisme était quelque chose de nouveau. Les antisémites n’étaient pas allés jusqu’au bout : ils pouvaient bien parler d’éliminer les Juifs, mais ils ne savaient pas comment le faire. Les antisémites n’avaient pas le pouvoir, c’étaient de simples propagandistes. Les nazis, eux, étaient sérieux, et là était toute la différence. Quand vous voyez la législation actuelle en Allemagne, en Autriche, et ailleurs, qui définit comme un crime le fait de nier l’existence de l’Holocauste, elle est due au fait que ces gouvernements ont besoin de se démarquer du nazisme. De nos jours, bien entendu, on tend à confondre nazisme et antisémitisme dans une même idéologie, mais il s’agit de deux phénomènes différents. Il y avait en Allemagne une feuille ultra antisémite publiée par Julius Streicher qui s’appelait Der Stürmer. Un jour, on a demandé à un dignitaire nazi – je ne me rappelle plus très bien si c’était Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, ou un autre responsable – : « Vous avez lu Der Stürmer ? » À quoi il a répondu en substance : « Écoutez, je suis lieutenant-colonel de la SS, vous ne m’imaginez tout de même pas en train de lire Der Stürmer » ? C’était un peu comme lire le pire torchon sensationnaliste aux États-Unis. C’était une question de statut social.

- — Que pensez-vous des usages rhétoriques et symboliques du mot « Holocauste ?

- — Raul Hilberg,
J’ai longtemps résisté à l’usage du mot « Holocauste » en raison de ses connotations religieuses. En fin de compte, comme toutes les expressions routinières, il devient impossible d’y échapper. N’empêche qu’« Holocauste » fait problème sous divers aspects, et l’un de ceux dont on parle le moins, parce que c’est politiquement incorrect, c’est que tout et n’importe quoi devient un Holocauste. Un exemple : l’autre jour, je me promenais à Berlin et je vois une pancarte « Holocauste », et des manifestants exhibant des banderoles avec l’inscription « Holocauste, Holocauste, Holocauste ». Je n’arrivais pas à comprendre contre quoi ils protestaient jusqu’au moment et j’ai vu une cage et je me suis rendu compte qu’il parlait de la cruauté contre les animaux. Le mot « génocide » est lui aussi brandi à tout propos, et bien entendu la Convention sur le génocide en propose une définition qui va au-delà de ce qu’on appelle un « Holocauste ». Alors si vous séquestrez des enfants pour les obliger à telle ou telle activité, c’est du génocide, si vous consommez de l’opium, c’est du génocide, etc. Vu qu’il s’agit d’une convention internationale, les Grecs y vont de leur grain de sel, les Chinois aussi, et ainsi de suite.
« Holocauste » est un mot constamment dévoyé. Avec une majuscule, il est censé désigner spécifiquement la catastrophe juive, et une fois que vous l’appliquez à toutes sortes de choses, il perd son efficacité. Il y a maintenant des ouvrages qui prétendent que les Arméniens ou les Tziganes n’ont pas vraiment été victimes d’un génocide, alors que tous deux l’ont été à mon avis, mais c’est dans la logique de ce type de discussion, c’est pratiquement inévitable. À peine, la commission présidentielle sur l’Holocauste a-t-elle été créée — par le président Carter, le même qui se fait traiter aujourd’hui d’antisémite — que tout le monde s’est précipité : les Arméniens, bien entendu, les Polonais, les Ukrainiens, les Tchèques. Dès que vous avez recours à des termes comme « Holocauste » et « génocide », vous ouvrez les portes à toutes sortes d’arguties et de problèmes de définition.

— - Au-delà de la façon dont ces mots sont employés sur le plan symbolique et rhétorique, quelle relation voyez-vous entre l’Holocauste et d’autres génocides contemporains ou historiques ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer pour affronter le type de violence et de persécution que subissent aujourd’hui certaines populations, que nous considérions ou non qu’il s’agisse, au sens sociologique, de génocides ? -

- — Raul Hilberg,
Je ne sais pas trop quoi penser du Cambodge ou d’autres évènements de ce genre, mais le Rwanda m’a convaincu. C’est d’ailleurs pourquoi je l’ai inclus dans la troisième édition de mon livre. Ce qui répond à votre question. À Buchenwald, et peut-être aussi dans d’autres camps, quand la guerre est finie, les détenus ont arboré des banderoles proclamant « plus jamais ». Je crois que c’était une initiative des communistes, mais je n’en suis pas sûr. Des signes qui disaient « plus jamais » en plusieurs langues, parce que ces camps étaient une véritable tour de Babel. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants avaient été assassinés simplement parce qu’ils étaient classés comme Juifs, alors il ne fallait pas que ça se reproduise et c’était la responsabilité de la communauté internationale. Le résultat de cette sensibilité, ça a été la Convention sur le génocide. Le terme génocide a été forgé par Raphael Lemkin, un avocat juif polonais, auparavant spécialiste du terrorisme. Il avait publié en 1944 un livre intitulé Le règne de l’Axe dans l’Europe occupée. C’est là qu’il a introduit le mot génocide parce qu’il soutenait que la justice avait besoin de définir ce concept comme un crime spécifique. Bien entendu, les États-Unis ne voulaient pas signer la Convention sur le génocide parce que le Département d’État et d’autres organismes officiels nourrissaient des doutes à ce sujet. Une des principales craintes était que les Noirs américains s’appuient sur ce texte pour contester les lois ségrégationnistes. La Convention sur le génocide est un traité, et par conséquent, en vertu de l’article 6 de la Constitution des États-Unis, nous ne pouvions pas la signer parce qu’elle aurait prévalu sur les lois sacrées de certains de nos États, qui légitimaient la discrimination contre les Noirs. Tel était l’argument, un argument qui a fini par s’effondrer.
Ce qui reste de tout ça aujourd’hui, c’est que le « plus jamais » est implicite. Pourtant, quand les évènements du Rwanda sont survenus, le Président Clinton a refusé d’appeler génocide ce qui en était vraiment un ! Nous prétendons que nous ne tolérerons plus jamais ce genre de choses, mais nous laissons assassiner un demi-million de personnes en trois ou quatre mois au Rwanda. Après la mort de dix Belges, les forces internationales de maintien de la paix ont commencé à se retirer. C’était la même chose qu’en Allemagne, les Hutus ont décidé : maintenant, nous allons résoudre le problème tutsi comme les Allemands l’ont fait avec les Juifs. Il est même clair qu’ils ont pris cette décision plusieurs mois avant le début du massacre, parce qu’ils ont importé des machettes et fait des préparatifs, comme les Allemands. Alors nous y voilà, la communauté internationale tout entière, il n’y a pas de Seconde Guerre mondiale en cours, nous ne pouvons pas prétendre que nous ne pouvons pas bombarder Auschwitz parce que nous avons besoin de tous nos avions sur le front occidental. Ce sont les années 1990, la paix règne, et personne ne fait rien. Bref, autant pour le « plus jamais ». Par conséquent, le problème est loin d’avoir disparu. Il y a des décisions à prendre. Quand vous êtes membre du Département de la Défense ou du Département d’État, vous ne pouvez pas anticiper toutes les configurations possibles des évènements, alors il faut réfléchir, et ces gens-là n’ont pas le temps de réfléchir. La réflexion, ils sont censés l’avoir faite avant d’arriver au pouvoir. C’est un problème majeur. Quoi qu’il en soit, c’est la première fois dans l’histoire qu’existe cette notion de responsabilité planétaire. Je ne dis pas que nous sommes seuls, nous avons des partenaires qui partagent cette notion, qui est vraiment une nouveauté postérieure à la Seconde Guerre mondiale.

- — Que pensez-vous des débats actuels sur l’interprétation de l’Holocauste et de ses conséquences dans l’œuvre de gens comme Norman Finkelstein * ou Daniel Goldhagen * ?-

- Raul Hilberg,
Finkelstein est maintenant systématiquement calomnié. Il est clair qu’il existe des lobbies qui ont essayé de le délégitimer. Finkelstein est un politologue avec un doctorat obtenu à Princeton, et quoi qu’on pense de Princeton, c’est une excellente préparation pour devenir spécialiste en science politique. Il m’a écrit deux ou trois fois. Il est le premier à avoir pris au sérieux Goldhagen. Il l’a attaqué dans un très long essai que je n’aurais jamais écrit moi-même parce que je n’aurais jamais eu la patience. Goldhagen fait partie d’un groupe universitaire travaillant dans le même domaine de recherches que moi avec des résultats que je considère comme désastreux...

— Pourquoi ?-
- Raul Hilberg,
Parce qu’il a totalement tort sur tout. Totalement tort. Exceptionnellement tort. En d’autres termes, tout son délire sur l’antisémitisme revient à dire qu’il s’agit fondamentalement d’un antisémitisme éliminationniste, C’est complètement absurde. Il parle d’antisémitisme chez les Allemands, les Estoniens, les Ukrainiens, les Lettons et les Lithuaniens, mais d’où vient cet antisémitisme spécifiquement éliminationniste ? C’est tout simplement complètement absurde. Complètement à côté de la plaque et sans aucune base empirique sérieuse. Finkelstein l’a pris au sérieux, moi un peu moins, mais j’étais un retardataire dans la critique contre Goldhagen. Alors quand il parle des Arabes, certains Juifs estiment qu’il est aussi antisioniste, qu’il est antiisraélien, qu’il se préoccupe trop de la souffrance des Arabes. Je ne suis pas d’accord sur ce point avec lui, parce que j’ai ma propre opinion, mais on ne peut pas dire qu’il ait entièrement tort. Vous aimeriez être un citoyen arabe en Israël ? Pensez à toutes les portes qui vous seraient fermées. Certes, vous mangerez sans doute mieux et vous aurez un revenu plus élevé que si vous viviez dans un bidonville du Caire. La grande ironie de la chose, c’est que la condition des Arabes israéliens est nettement meilleure que celle du prolétariat de certains autres pays arabes, mais un être humain a besoin d’autre chose, un être humain a besoin d’un sentiment de dignité. Pensez aux postes de contrôle israéliens. C’est là une forme d’existence qui requiert un changement, d’une manière ou d’une autre. Ce combat ne peut pas être mené éternellement. C’est impossible. Les Israéliens finiront par s’en lasser. Ils finiront tout simplement par en avoir assez de vivre dans la méfiance des autres. Ça ne peut pas continuer éternellement. Sur ce sujet, Finkelstein possède le noyau d’une vision correcte du problème parce qu’il est très perspicace. Il a eu raison plus souvent qu’à son tour.-

- — Une dernière question. Alors que nous avançons dans le XXIe siècle, quelle direction les recherches sur l’Holocauste devraient-elles emprunter ?-
- — Raul Hilberg,
Bon, si vous m’aviez posé cette question au début, j’aurais mis une demi-heure à y répondre. À juste titre, la recherche est désormais orientée vers l’identification des détails, en particulier tout ce qui s’est passé au plan local. Il existe déjà des travaux dans ce sens. Ce type de recherche n’est pas très développé aux États-Unis, mais est déjà assez avancé en Europe. Les principaux spécialistes de l’Holocauste aujourd’hui sont des Allemands et des Autrichiens. Il y a aussi quelques Français et Italiens. Aux États-Unis, il n’y a pas beaucoup de chercheurs qui méritent d’être mentionnés.
Une deuxième ligne de recherche devrait être l’investigation des aspects encore tabous de ces évènements. Prenons par exemple la vie quotidienne d’une communauté juive agonisante dans un ghetto : certains ont été les premiers â être éliminés, d’autres sont morts dans une deuxième phase, d’autres encore furent les dernières victimes et, finalement, il y a aussi eu des survivants. Quelle est la logique de ces différentes phases ? Eh bien, les premiers à mourir furent les plus pauvres des pauvres. C’est une question qu’il nous faut affronter. Du point de vue des scientifiques, il n’y a pas lieu de confondre toutes les victimes juives dans une même catégorie – de les appeler tous « Kedoshim » (à savoir, les « Sanctifiés »), comme je l’ai entendu faire par un rabbin. Ce n’est pas mon langage. Nous ne pouvons pas faire ça. Il nous faut les voir tels qu’ils étaient, et nous n’en sommes pas encore là. Ce que nous avons eu jusqu’à présent, ce sont des sermons. C’est un des points sur lesquels je suis en désaccord avec Élie Wiesel, même si je le connais depuis longtemps. Il nous dit : « Soyez à l’écoute des survivants, et aussi de leurs enfants ». Alors je dis, oui, nous devons écouter les survivants. Ça fait même pas mal de temps que nous les écoutons, mais cela ne suffit pas. Cela ne nous dit pas ce qui est arrivé à ceux qui n’ont pas survécu. Les survivants ne sont pas un échantillon statistique aléatoire. Cela exige tout un tas de recherches assidues à travers toute une masse d’archives qui gisent dans l’oubli et n’ont pas été examinées.
Enfin, la troisième tâche importante des chercheurs est d’identifier clairement qui étaient les voisins des Juifs. Comment vivaient-ils les évènements, à supposer qu’ils aient eu le moindre impact sur eux ? Par quoi leurs réactions étaient-elles motivées ? Et, cela qu’il s’agisse de se joindre aux acteurs des crimes, d’aider les victimes ou, comme c’était le cas la plupart du temps, de rester neutre. Mais la neutralité ne signifie pas qu’on ignore ce qui se passe. C’est simplement la décision de ne rien faire. Il nous faut examiner aussi cela. Bref, il nous faut examiner l’Holocauste sous tous les angles possibles, ce qui signifie faire une grande quantité de recherche au plan local, parce que c’est là qu’on trouve les documents pertinents. Par exemple, c’est dans des archives locales que j’ai lu que les Allemands se plaignaient que les Biélorusses ne leur livraient pas une quantité suffisante de céréales parce qu’ils en dérobaient secrètement une partie pour fabriquer d’énormes quantités de vodka. Il faut donc commencer à se poser la question suivante : quel pourcentage de la population se trouvait en état d’ébriété permanente ? Toutes ces questions sont extrêmement importantes, et c’est dans cette direction que doit s’orienter la recherche. Ça n’est pas un travail d’amateur, ça ne peut pas être fait par des gens non formés pour ça, ce n’est pas un travail de philosophes. C’est un travail qui doit être effectué par ceux qui connaissent les langues, qui connaissent l’histoire, qui connaissent la science politique, qui connaissent l’économie, etc. Fondamentalement, des gens bien formés. Aujourd’hui, l’Holocauste n’est plus un sujet pour les amateurs, comme cela a pu être le cas au départ.

* Paul Rassinier né en 1907 est le père du négationnisme français. Il avait commencé pacifiste, puis collabo. Elu S.F.I.O après-guerre, il finira à l’extrême droite avec Maurice Bardèche unis par un antisémitisme viscéral.

* Norman G. Finkelstein : Fils de Juifs survivants du ghetto de Varsovie, il se fait connaître par ses écrits sur le conflit israélo palestinien et par les polémiques suscitées par sa critique de ce qu’il a appelé « industrie de l’Holocauste, terme par lequel il désigne les organisations et les personnalités juives qui instrumentaliseraient la destruction des Juifs européens dans le but politique de soutenir la politique israélienne.
Il est membre du comité de parrainage du Tribunal Russel sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009.
• Norman Finkelstein et Ruth Bettina Birn, L’Allemagne en procès : la thèse de Goldhagen et la vérité historique (traduit de l’anglais par Denis Berger, avec une postface d’Hélène Miard-Delacroix), éditions Albin Michel, Paris, 1999. Cette traduction française a supprimé le G dans le nom de l’auteur.
• L’industrie de l’Holocauste : réflexions sur l’exploitation de la souffrance des juifs (traduit de l’américain par Eric Hazan, avec une postface de Rony Brauman) éditions La Fabrique, Paris, 2001.

* Daniel Jonah Goldhagen : Fils d’un Juif survivant du ghetto de Czernowitz, Ukraine a écrit Les Bourreaux volontaires de Hitler, 1996, Editions du Seuil, 1997 , mmense best seller aux Etats - Unis. Le livre postule que le « peuple » allemand incarné dans tous les Allemands ordinaires a participé volontairement à la destruction des Juifs en raison de son "antisémitisme éliminationniste ». Ce dernier trouverait ses origines dans l’identité allemande et se serait développé dans les siècles précédents, notamment à l’époque médiévale.

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- ENTRETIEN AVEC GUILLAUME MOSCOVITZ
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- Refus de la négation

Guillaume Moscovitz d’abord parti faire du théâtre à Bruxelles, a travaillé plusieurs années comme comédien avant de réaliser en 1996, un premier court-métrage. Après cinq ans de travail, son premier long-métrage, Belzec, voit le jour, grâce à sa ténacité et à celle de son producteur. Belzec est chronologiquement le premier centre de mise à mort de l’« Aktion Reinhard », le plan nazi d’extermination des Juifs des territoires de la Pologne occupée. Sa destruction totale, au début de l’année 1943, un an avant le démantèlement des camps de Sobibor et de Treblinka, témoigne de la volonté nazie d’effacer les traces de l’extermination des Juifs d’Europe.

Laura Laufer : Pourquoi le camp d’extermination de Belzec, sujet de votre film, est-il si peu connu ?

Guillaume Moscovitz - Il n’y a quasiment pas eu de survivants : c’est la raison principale de cette méconnaissance. Seules deux personnes ont pu témoigner après la guerre : Rudolf Reder, décédé dans les années 1960, et Chaïm Hirszmann, mort assassiné à Lublin en 1946. Si on connaît les noms d’Auschwitz, Treblinka et Sobibor, c’est parce qu’il y a eu des survivants. Auschwitz est le plus connu parce que c’est là qu’il y a eu le plus grand nombre de personnes qui sont revenues. Il y a à peu près une centaine de survivants de Treblinka et de Sobibor. Avant le film de Lanzman, Shoah, je ne sais pas si ma génération connaissait les noms de Treblinka, Sobibor et Chelmno. À propos de ces camps d’extermination, seuls leurs noms ont été évoqués au moment du procès de Nuremberg, mais cela s’est arrêté là, on n’en a pas parlé.

Les procès des camps d’extermination ont eu lieu en Allemagne, et c’est à partir de là qu’on a été amené à connaître l’existence de ces camps. Il y a eu un procès Belzec en 1965. Sur les huit inculpés, sept ont été relaxés, au motif qu’ils avaient obéi aux ordres.

Laura Laufer : Les différences entre camp de travail, camp de concentration et centre de mise à mort sont importantes. Pourriez-vous les expliquer ?

Guillaume Moscovitz -- En Pologne, il y avait plein de camps de travail, surtout au début de l’occupation, entre 1939 et 1941. Il y avait ce qu’on appelait les bataillons du travail. C’étaient des hommes qui, à partir de 15 ou 16 ans, pouvaient être arrêtés dans la rue et envoyés en camp de travail, mais ils en revenaient quelques semaines après. Les conditions étaient toutefois très dures et certains mouraient d’épuisement. En 1939-1940, Belzec a d’abord été un camp de travail. Des Juifs et des Tsiganes travaillaient à la construction de la ligne défensive germanique contre les Soviétiques, en creusant des fossés antichars.

Dans le camp de concentration, ce n’était pas cela : nombreux étaient les déportés qui pouvaient être utilisés par les nazis comme force de travail. Les déportés y étaient beaucoup plus nombreux et, en général, on n’en revenait pas. Il n’y avait pas que des Juifs en camp de concentration. On y trouvait aussi des Polonais, des politiques, des résistants, à Auschwitz par exemple. Ces camps de concentration n’avaient pas pour fonction unique le meurtre de masse, même si beaucoup y sont morts. Il y avait aussi des chambres à gaz dans ces camps, mais la sélection n’y était pas systématique.

Auschwitz était un camp de concentration, mais Belzec, comme Treblinka, Sobibor, Chelmno et Birkenau étaient uniquement des camps d’extermination, centres de mise à mort. Ceux qui sont gazés à Buchenwald ou à Dachau sont ceux qui n’ont plus la force de travailler, mais il n’y avait pas de gazage systématique comme il y en aura à Belzec une fois transformé en centre de mise à mort.

Laura Laufer :- Les Tziganes et les handicapés ont-ils été, comme les Juifs, déportés à Belzec ?

Guillaume Moscovitz -- Non. Les handicapés ont été exterminés en Allemagne, et les Tziganes essentiellement à Birkenau. Quelques convois de Tziganes ont aussi été gazés à Treblinka. Le nombre total de Tziganes gazés varie entre 200 000 et 500 000. À Belzec, on n’exterminera que des Juifs. Les camps d’extermination n’ont pas d’autre fonction que le meurtre. On fait une erreur en parlant de ces camps comme des camps « de la mort ». Non, ce sont des camps de meurtres. Les gazés de ces camps ne sont pas « morts », comme on peut mourir naturellement ou d’épuisement. Non, on les a tués, on les a assassinés. Dans ces centres de mise à mort, il n’y avait pas de sélection. La seule sélection concernait les quelques hommes ou femmes qui deviendront les sonderkommandos. Ceux qui ont été déportés dans ces centres industriels de mise à mort étaient à 99 % éliminés dès leur arrivée. Alors qu’à Auschwitz, la sélection entre ceux qui travailleraient et ceux qui seraient tués se faisait à la descente du train, à Belzec, Sobibor et Treblinka, la sélection était faite dans les ghettos, avant même le départ des trains. C’étaient les convois pour la mort.

Laura Laufer :- En neuf mois, plus de 600 000 Juifs ont été tués à Belzec, mais le camp, comme celui de Treblinka ou de Sobibor, a été détruit. Votre travail participe à l’œuvre de mémoire...

Guillaume Moscovitz - - Je voudrais à ce propos revenir sur la phrase prononcée par Himmler, en octobre 1943, devant les généraux SS, affirmant que la destruction des Juifs d’Europe devait être « une page glorieuse de notre histoire qui n’a jamais été écrite et qui ne devra jamais être écrite ». Belzec, comme centre de mise à mort, est construit à partir de novembre 1941. La conférence de Wannsee1, qui se tient en janvier 1942, n’est pas qu’un acte d’enregistrement de la Solution finale. La phrase d’Himmler est dite après la destruction du camp de Belzec, juste avant les révoltes des camps de Sobibor et de Treblinka. Cet effacement des traces, la négation du crime faisaient partie du plan d’anéantissement. Je ne pense absolument pas que l’effacement des traces soit un effet ou une conséquence du plan d’extermination nazi, mais une des conditions de sa réalisation. Pour que le crime soit possible, il faut le nier. La place occupée par l’effacement des traces et la négation du crime est centrale dans la compréhension de la destruction des Juifs d’Europe.

1. Wannsee est une petite ville de la banlieue de Berlin.

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IIIE Reich et musique

Premier volet d’un ensemble prévu sur l’art face au pouvoir, on pouvait espérer que l’exposition sur « Le IIIe Reich et la musique (1) » ferait surgir de l’oubli la figure et le travail des compositeurs réduits au silence ou assassinés par le Reich.

Elle le fait un peu, si peu, et choisit de présenter plutôt la musique officielle du régime.

Musique tuée, musique tue...

L’exposition « Le IIIe Reich et la musique », si elle ne manque pas d’intêrets est incomplète. L’évocation de la musique dite « dégénérée » est faite d’abord à travers les musiciens que le visiteur connaît déjà - Schönberg, Schreker, Kurt Weill, Hanns Eisler - et quelques documents sauvés du camp de Terezin, d’où émerge la figure du compositeur Victor Ullmann. C’est justice, mais on cherche en vain les noms de Joseph Marx, un des meilleurs représentants du néoromantisme autrichien, de Joseph Haas, de Franz Schmidt, de Richard Stein. Et quid des compositeurs dadaïstes communistes Erwin Schuloff ou Jefim Golyscheff ? Quid des anciens élèves de l’école de Vienne, exilés à Hollywood, qui devinrent de grands compositeurs de musique de films - Erich Korngold, Eric Zeisl (dont la fille épousa le fils de Schönberg) ? Et quid de ceux qui tel Franz Waxman quittent l’Europe ?

Premier volet d’un ensemble prévu sur l’art face au pouvoir, on pouvait espérer que l’exposition sur « Le IIIe Reich et la musique (1) » ferait surgir de l’oubli la figure et le travail des compositeurs réduits au silence ou assassinés par le Reich. Elle le fait un peu, si peu, et choisit de présenter plutôt la musique officielle du régime. Franz Waxman, auteur en 1964 de l’oratorio La Chanson de Terezin ? On ne les trouvera pas.

L’exposition fait une analyse documentée mais superficielle de l’instrumentalisation de l’art par le pouvoir hitlérien. Le visiteur apprend que l’expressionisme suscita au sein de l’appareil du pouvoir de violentes polémiques et fut finalement rejeté, mais on ne lui dit rien des arguments et du contenu de ce débat.

Et n’est-ce pas péremptoire quand Pascal Huynh, commissaire de l’exposition, affirme que « traiter de la politique musicale nazie conduit à tracer le cours rectiligne et implacable de l’Histoire, qui conduit la civilisation allemande, celle de Bach et de Beethoven, aux portes des camps de la mort » ? Cette allégation, par sa vision mécanique, tend à présenter la nature du nazisme comme inhérente à la « civilisation allemande » et occulte totalement les causes internes et externes du national-socialisme. Elle reflète ainsi une idée proche du courant idéologique (Bernard-Henri Lévy, Finkelkraut...) qui voit dans les idées des Lumières les racines des totalitarismes. Plus grave, la dernière phrase que Pascal Huynh écrit pour introduire le catalogue de l’exposition : « Si modernes et nationaux-socialistes, officiels et diffamés, partageaient le même amour pour ce bien musical commun, ils s’en disputèrent la philosophie au point de se déchirer jusqu’à l’anéantissement. » Qu’est-ce à dire ? Que victimes et bourreaux pourraient être renvoyés dos à dos dans la compétition esthétique et la mort ?

« Musique dégénérée »

En vérité, à l’universalisme de la culture progressiste, les nazis ont opposé une culture de race, une culture populiste. Inspirés par l’ultra-conservatisme, ils ont défendu l’archaïsme et la tradition contre l’évolution, le classicisme contre l’expressionnisme, la figuration contre l’abstraction, l’ordre contre la provocation dadaïste, la musique tonale contre le dodécaphonisme. Voyant l’incarnation du métissage dans le jazz, ils le dénoncèrent comme décadent, lascif, immoral, premier dans ce qu’ils nommèrent « musique dégénérée ».

Rappelons qu’à Berlin, sous Weimar, ceux qui luttaient pour la journée de huit heures, l’assurance chômage, le droit de vote des femmes, côtoyaient les artistes expressionnistes, abstraits, cubistes, futuristes, dadaïstes ou de la nouvelle objectivité. Ceux-là même résisteront au fascisme, résistance dont l’exposition parle peu. Aucune mention de la participation active des compositeurs allemands, dont Erwin Schulhoff, au Congrès international des musiciens révolutionnaires (1933), de l’Université allemande libre (1934), de la Bibliothèque des livres brûlés (1934), du Congrès international pour la défense de la culture (1935), de l’engagement des artistes allemands dans les Brigades internationales.

Une véritable mise en perspective historique et esthétique exigeait de montrer aussi cela pour aider, aujourd’hui, à comprendre l’enjeu politique et social de la création musicale comme de tout art. Cela dit, le catalogue vaut d’être lu pour d’intéressantes contributions et les documents exposés méritent le détour. Vous y verrez le régime usurper le patrimoine germanique (Bach, Beethoven, Wagner, Bruckner) et tenter d’éradiquer les Juifs du même patrimoine (Meyerbeer, Mahler, Mendelssohn). Vous y verrez Carl Orff, serviteur zélé, accepter d’écrire un Songe d’une nuit d’été aryen pour « effacer » celui de Mendelssohn. Vous y entendrez Wilhem Furtwaengler (d’abord démissionnaire de ses fonctions, il n’adhéra jamais au parti nazi) ou Herbert von Karajan (adhérent enthousiaste du parti, dès 1933) donner aux ouvriers des concerts à l’usine. De la grande cantatrice Elisabeth Schwarzkopf, adepte du nazisme, l’exposition ne dit rien.

Persécutions
Certes, une exposition ne peut être exhaustive, mais il importait de rappeler que les premiers camps ouverts le furent pour les opposants au régime (communistes, syndicalistes, socialistes, opposants chrétiens...), que la persécution des artistes fut simultanée avec la répression du mouvement ouvrier qui s’accomplit tout au long de 1933 : interdiction du Parti communiste, des syndicats et du Parti socialiste.

L’œuvre d’art doit être interrogée au regard de son temps et du nôtre. Il aurait fallu, ici, tenter d’évaluer l’apport, la modernité ou les tendances qui se faisaient jour alors dans la musique. Pour cela, l’exposition aurait pu commencer sur le « Deutschland über alles » (« l’Allemagne par-dessus tous ») de la Symphonia Germanica (1919) d’Erwin Schuloff mort, déporté en Bavière en 1941 et finir sur celui de l’opéra Kaiser von Atlantis (1943) que Victor Ullmann, mort à Auschwitz en 1944, écrivit au camp de Terezin2. L’hymne national chanté dans l’énorme provocation dadaïste de Schuloff fait triompher le pet, l’éructation, le borborygme grinçant au sortir de la boucherie de 1914-1918 : c’est la mort au travail. Dans l’opéra d’Ullmann, ce même hymne chante la douleur tragique, dérisoire, bouleversante de l’enfermement et de l’extermination. Révolte suprême, la mort y fait grève.

Ces deux œuvres marquent le début et la fin du chaînon manquant d’une histoire musicale. Celle d’une musique tuée, musique tue.

Laura Laufer©

28/10/2004

1. Cité de la musique, du 8 octobre 2004 au 9 janvier 2005. 2. On les entendra dans des concerts payants en marge de l’exposition. 28/10/2004

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-  AU SUJET DU FILM « LA CHUTE ».

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Quel héritage de ce temps ?

« La Chute », d’Oliver Hirschbiegel, met en scène un Adolf Hitler humanisé, laissant peu de place au contexte historique dans lequel se déroule l’action.
Le cinéma allemand de la fin des années 1970-1980 - Fassbinder, Syberberg, le couple français Straub-Huillet réfugié en Allemagne après une condamnation pour refus de la Guerre d’Algérie- fut un outil de dissection du passé allemand, tentant de faire sauter le verrou de l’amnésie collective. Loin de ce travail, un film comme La Chute ne tente aucune véritable réflexion sur ce passé et saute de plain-pied dans le film de genre. Certes, quelques dialogues y évoquent la Solution finale, les tentatives de négociation avec Eisenhower, la haine du bolchevisme. En réalité, ces répliques deviennent vite « point de détail » noyé dans un film de guerre plus télévisuel que cinématographique, dont la vedette - par ailleurs, l’excellent Bruno Ganz- joue Hitler dans une intrigue de forteresse assiégée. Ni ces phrases d’illustration historique, ni le catalogue funèbre du générique de fin ne donnent au spectateur le moindre outil de compréhension de ce que fut le système nazi, des actes qu’il accomplit et des effets qu’il produisit.
La Chute raconte l’aventure d’une secrétaire (Traudl Junge) embauchée par Hitler pour travailler dans son bunker et témoin de ses derniers jours. Cette fiction de deux heures trente est suivie d’une caution « documentaire » d’une minute où, dans un entretien, la vraie Traudl, vieillie, fait son mea culpa.
La fleur de canons pétarade fort dans La Chute et l’artillerie russe s’habille d’effets de lumière très tape-à-l’œil. Si, dans la rue, s’agitent les derniers suppôts du régime occupés à chasser les traîtres et à les pendre, pour le vrai cinéma, il faudra (re)voir Rossellini car dans Paisa, les combats de rue avaient un sens. La foule n’y était pas constituée de figurants cautions d’ornement, mais existait pour de bon dans une lutte où s’affrontaient fascistes et résistants. Quant aux effets sociaux et moraux du fascisme, c’est encore Rossellini qui les montrait admirablement dans Allemagne année zéro, où on voyait Edmond, l’enfant acculé à tous les trafics et les marchandages dans Berlin en ruines, sauter dans le vide quand l’émergence de sa conscience le poussait à voir l’horreur d’un tel monde. C’était autre chose que le happy end confondant de niaiserie de La Chute, où l’enfant, ange gardien blond, sauve in extremis Traud et la guide en vélo, heureuse, sourire aux lèvres, sur une route pleine de soleil.
Sydney Bernstein et Alfred Hitchcock, dans leur documentaire sur le camp de Bergen Belsen, La Mémoire des camps*, en 1945, nous montrent dans le prologue le véritable Hitler brailler devant une foule en délire, qui l’acclame. Ce vacarme terrible précède un monumental témoignage sans aucune bande-son sur la plus grande réalisation du national-socialisme : les camps de la mort. Seules « parlent » dans ce film des cartes géographiques qui situent avec précision les territoires conquis par le IIIe Reich et les camps. Ce documentaire, montre Bergen-Belsen aux premiers jours de sa libération, puis d’autres camps, dont un réservé aux handicapés physiques et mentaux qui furent soumis à l’expérimentation « scientifique » et « médicale ».
Alfred Hitchcock et Sydney Bernstein par leur prologue, créaient le lien entre Hitler et la foule qui l’a élu d’une part et d’autre part avec le système politique nazi responsable de la destruction de millions de vies. Aujourd’hui, les marchands de films nous vendent, dans La Chute, un Hitler pour lequel le public peut éprouver de la compassion. Quoi, Hitler, ce petit homme si attentionné avec les femmes, à la main tordue par la maladie, criant ses colères et son mal-être, n’est-il pas un homme ordinaire et pathétique ? Non. Vouloir humaniser Hitler conduit à le dissocier du nazisme.
Le fascisme ou le nazisme sont dangers toujours latents pour l’humanité. Dès qu’il s’agit de Hitler, comment restituer la vérité du nazisme qui s’y attache, son horreur incommensurable ? Et, dans la représentation qu’on en donne, comment faire pour que surgisse dans le public une conscience active qui engage ce même public à rendre impossible le renouvellement d’un tel fait historique ? Comment agir pour révéler une histoire au présent, riche de ses traces de passé ? Dans le cinéma, seul celui qui interroge l’ « héritage de ce temps »** y répondra.

Laura Laufer
le 20/01/2005

*. La Mémoire des camps, film de Sydney Bernstein supervisé par Alfred Hitchcock, en 1945, ne figure généralement pas dans la filmographie du cinéaste. Je précise que la copie à laquelle je me réfère ici, fut celle que j’ai vue à la Cinémathèque Française dans une intégrale de l’œuvre d’Hitchcock. Ce film a été remonté à plusieurs reprises et un commentaire -inutile, selon moi- a été ajouté qui ne figurait pas dans la copie d’origine montée par Hitchcock et dont les images de Bernstein se révèlent d’une efficacité redoutable et très éprouvante.
**. Lire Héritage de ce temps, E. Bloch, Payot.


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