Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Chris Marker ou la beauté de l’insoumission









Chris Marker créateur majeur, poète et globe - trotter vient de disparaître. Comment parler d’un cinéaste dont l’œuvre vous accompagne depuis très longtemps ?


Slon Tango (1993) - Chris Marker par simpleappareil

Si ma mémoire ne me trompe pas, Lettre de Sibérie et Dimanche à Pékin de Chris Marker ont été dès 1967, parmi les premiers films que j’ai présentés au ciné -club que j’animais avec notre professeur d’anglais au Lycée Thibault de Champagne, où j’étais interne.

L’ écriture de Lettre de Sibérie a certainement laissé en moi une trace profonde car je ne peux expliquer autrement le surgissement de ces mots qui ouvrent mon texte Pour un cinéma sans frontière... et que Le Monde publia dans une page Horizons-Débats. Je me suis longtemps demandé d’où ces mots m’étaient venus "Je vous écris d’un pays qui n’a pas de frontières : l’amour du cinéma. C’est un beau pays. Peu avant ma naissance, ma mère avait vu Laura, film d’Otto Preminger. Level five de Chris Marker le rappelle à votre mémoire..." Je réalisais, plus tard, que la forme de ce texte était une réminiscence de cette fameuse Lettre de Sibérie dont le commentaire saluait un poème du recueil Lointain intérieur d’Henri Michaux et où on peut lire cette phrases Je vous écris d’un pays lointain.

Ce film a marqué, sans nul doute, l’éducation de mon regard par son célèbre effet de montage à la Koulechov où Chris Marker jouait de ces variations de sens que musique et paroles donnent à l’image :

1- Iakoust, capitale de la République socialiste soviétique de Yakoutie, est une ville moderne, où les confortables autobus mis à la disposition de la population croisent sans cesse les puissantes Zym, triomphe de l’automobile soviétique. Dans la joyeuse émulation du travail socialiste, les heureux ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un pittoresque représentant des contrées boréales, s’appliquent à faire de la Yakoutie un pays où il fait bon vivre !

2- Iakoust, à la sinistre réputation, est une ville sombre, où tandis que la population s’entasse péniblement dans des autobus rouge sang, les puissants du régime affichent insolemment le luxe de leurs Zym, d’ailleurs coûteuses et inconfortables. Dans la posture des esclaves, les malheureux ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un inquiétant asiate, s’appliquent à un travail bien symbolique : le nivellement par le bas !

3- A Iakoust, où les maisons modernes gagnent petit à petit sur les vieux quartiers sombres, un autobus moins bondé que ceux de Paris aux heures d’affluence, croise une Zim, excellente voiture que sa rareté réserve aux services publics. Avec courage et tenacité, et dans des conditions très dures, les ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un Yakoute affligé de strabisme, s’appliquent à embellir leur ville, qui en a bien besoin.

Je ressens à la disparition de Marker, comme la perte d’un proche, tant son œuvre a accompagné une génération : la mienne.

Chris Marker fut un poète et un voyageur, un militant infatigable toujours en lutte contre l’amnésie et pour la mémoire, un chercheur et un créateur passionné par le langage et les nouvelles technologies. Le cinéaste a joué un rôle capital dans l’éveil de notre regard et de notre amour pour le cinéma. Il laisse une œuvre incontournable pour qui veut mieux connaître le monde, comprendre l’histoire, refuser la soumission aux formes dominantes de représentations et pour qui aime la beauté.
Aujourd’hui, le fond de l’air est triste.

- Laura Laufer -

Ci-dessous, deux courtes videos :
- 1) Agnès Varda dans l’atelier de Chris Marker. -2) 2084, de Chris Marker avec la voix de François Périer. Film réalisé à l’occasion du centenaire du syndicalisme : magnifique travail sur l’image, réflexion et perspective pour le mouvement social.

L’ article suivant est paru en 2008, lors de l’édition par Arte du DVD Le Fond de l’air est rouge. Il ne rend pas compte de la force poétique, ni de la complexité de l’oeuvre de Chris Marker sur laquelle il me faudra revenir.

La beauté de l’insoumission

Neuf ans après 1968, Chris Marker réalisait Le Fond de l’air est rouge , film - essai sur les faits marquants de la période 1967-1977. Subjectif plutôt que didactique, le film interroge le sens politique de la décennie et se fait tout à la fois confidence, chronique et commentaire, avec l’émotion, le lyrisme ou l’humour de l’auteur.

La durée initiale de quatre heures du Fond de l’air est rouge est resserrée à trois heures, par Marker, en 1998. Le film possède une architecture qui s’appuie sur le mouvement et le rythme, confirmant que le cinéma est aussi frère de l’art musical. Leitmotiv (mains, mouvement des foules, forces de répression), scansion, répétition, silence, martèlement et variation sur un quintette de Boccherini composée par Berio donnent ici le la. Toute la composition du film se fonde sur un crescendo, où chaque image et son, associés ou en contrepoint, jouent du choc, de l’analogie, de l’alternance ou de la métaphore pour tisser une vision synthétique de la matière historique. Le cinéma de Marker agit comme la catalyse : le montage dissout toute objectivité des images au profit de leur mutation en pensée.
Le Fond de l’air est rouge compte deux parties. La première, Les Mains fragiles, retrace l’élan révolutionnaire en deux chapitres, « Du Viêt-nam à la mort du Che », « Mai 68 et tout ça ». La deuxième, Les Mains coupées , montre l’après-68 et l’anéantissement des espoirs en deux autres volets, « Du printemps de Prague au programme commun », « Du Chili à… quoi, au fait ? »

Tout commence à Odessa

Le Fond de l’air est rouge est une formidable investigation sur le thème de la révolution, et Marker ouvre son film sur des images devenues l’emblème de celle-ci. Et d’abord la révolution de 1905, en Russie, celle du film Le Cuirassé Potemkine. Tout commence donc à Odessa. Mais le massacre du peuple sur l’escalier monumental est une géniale invention de mise en scène, une tuerie née de l’imaginaire d’Eisenstein. Cinquante ans après le tournage de Potemkine, Marker interroge une jeune guide : Elena fait visiter l’escalier d’Odessa aux touristes, en raison de l’histoire. L’Histoire, celle qui s’écrit avec majuscule, ou l’histoire ? Le réel ou la fiction, le fait historique ou le mythe ?
Quand la légende dépasse la réalité, on garde la légende. John Ford, ce faiseur de westerns, l’a montré (Le massacre de Fort Apache, L’homme qui tua Liberty Valance). L’opposition entre mythe et réalité traverse le cinéma et l’écriture de l’Histoire. Il en va de la Révolution russe de 1905 comme des Indiens massacrés par le boucher Custer : en une image mythique, la légende a supplanté le réel. C’est à partir du rapport entre ces deux derniers que Marker interroge la décennie des années 1960 et dit ce qu’il en voit. Le cinéma de Chris Marker, c’est avant tout la description d’un combat. Caméra au poing, l’artiste a traversé le globe pour dire les espoirs, les luttes et s’y engager. Ce vaste film explore les traces laissées par ces combats.
Après Cuba, puis Besançon, Marker part à Washington. Une génération se dresse contre la guerre du Viêt-nam et soutient les luttes pour les droits des Noirs et des femmes. Retour en France, à Rhodiaceta, Besançon. Des grévistes parlent de leurs conditions de vie, et l’un deux lance à la caméra ces mots qui feront le titre d’À bientôt j’espère. Prémonitoires.
La révolution n’est pas un dîner de gala , disait Mao. 1968 : le flux des résistances monte, bientôt suivi de défaites. Écrasement des guérillas, occupation de la Tchécoslovaquie, tragédie chilienne, psychodrame de la Bande des quatre en Chine. L’année 1968 finit au Mexique avec une terrible répression : 123 jours de grève générale et 300 morts. Heures sanglantes. En Amérique latine, se lève une génération de combattants qui, pour beaucoup, périront sous des régimes fascistes. Et le film, avant son épilogue, se clôt sur le Chili.

Miroir des luttes
En France, la grande déferlante ouvrière s’arrête au pied des accords de Grenelle. L’assassinat de Pierre Overney, tué par un vigile de Renault, en février 1972, signe pour Marker la fin de Mai 68. Années 1970, « gauchos et révisos » s’affrontent pour noyer la complexité des luttes ouvrières, Joint français contre Grandin, Lip contre Rateau. Pourtant, rien ne serait plus comme avant, par cela même qui a transformé les données politiques de notre temps. C’est ce processus que Marker donne à voir, en un miroir où hier révèle le présent et questionne l’avenir.
L’onde de choc de 68 fut tenace. Quarante ans après, la haine de Sarkozy à son égard le dit assez. Pour Marker, il y eut bien un « esprit en mai », où il déchiffre « comme en laboratoire le schéma des grandes contradictions du siècle ». « Le pouvoir nous rêve sans mémoire », et l’œuvre de Marker, de film en film, donne à la mémoire sa fonction vitale.

Ce cinéaste du temps mesure celui qui passe avec des outils précis. L’espace d’une jeunesse, des mots inconnus sont nés : « Boat people, Sida, thatchérisme, ayatollah, Perestroïka, territoires occupés, cohabitation et ce sigle qui remplace URSS et que d’ailleurs personne n’arrive à retenir, CEI. » Mots terribles : « Le rêve communiste a implosé. Le capitalisme a gagné une bataille, sinon la guerre. »

La sophistication des armes permet de réduire les espèces et, en 1977, on tuait déjà des loups pour en limiter la population à un chiffre acceptable.

« Une pensée consolante cependant, quinze ans après, il y avait toujours des loups. »
Pour Marker, qui aime les bêtes et a réalisé de superbes bestiaires, il y a là un espoir : la voix des militaires ne couvre pas encore tout à fait Le Temps des cerises.

Laura Laufer

• Arte édite en DVD Le Fond de l’air est rouge et un livret de textes de Marker et Régis Debray. En bonus, À bientôt j’espère (1967, grève à Rhodiaceta), La Sixième Face du Pentagone (1967, Washington, marche contre la guerre du Viêt-nam), L’Ambassade (fiction super 8, passionnante, ludique et terrifiante), 2084 (1984, Centenaire du syndicalisme), Puisqu’on vous dit que c’est possible (1973, grève de Lip).