Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Robert Bresson. Tout le cinématographe.









J’ai écrit cet article lors de la réédition de plusieurs films de Robert Bresson dont Le Procès de Jeanne d’Arc, Au hasard Balthazar, Mouchette et Pickpocket.
Robert BRESSON
TOUT LE CINÉMATOGRAPHE ,par Laura Laufer.
L’écriture bressonienne, incisive comme le tranchant de l’acier, étrangère aux modes et aux écoles, a fortement influencé les cinéastes du monde entier. Bresson dynamite les codes cinématographiques et réfute pour lui-même le mot de cinéma au profit du « cinématographe »1, qui veut l’être contre le paraître, la création contre la « reproduction du théâtre photographié »2, l’emploi « de modèles pris dans la vie » contre l’usage de tout acteur professionnel. La conception de cette œuvre s’oppose au star-system.

Les images et les sons bressoniens composent de véritables partitions aux rythmes complexes avec accélérés, ralentis, répétitions, silences. Godard dirait que, sinon « juste des images », Bresson fait des « images justes », qui éliminent tout parasite, toute scorie de l’objet filmé et l’ancrent sûrement dans le présent.

Ainsi, à partir des minutes authentiques du Procès de Jeanne d’Arc, Bresson fait le portrait moderne et documentaire d’une adolescente. Jetée au fond du cachot, attachée par de lourdes chaînes ou soumise à la question, quoi de plus libre que cette jeune fille dont le visage, ouvert au monde, affronte celui fermé de l’Église ? Jeanne vibre lumineuse, ironique, charnelle, simple, vraie. L’automaticité des questions posées par l’évêque Cauchon et des réponses que lui donne Jeanne fabrique de l’insolite. Le texte originel du procès devient un poème d’une vitesse forcenée où Jeanne garde tout son mystère.

Comment Robert Bresson peut-il émouvoir le spectateur le plus insensible au sentiment religieux ? Dans sa démarche spirituelle, cet artiste se jette dans une quête obsessionnelle du concret des choses, traque fascinante des effets du réel dont la poésie ouvre aussi à l’énigme. Ainsi, Pickpocket est tout autant un grand documentaire sur le travail des mains qu’un authentique mystère. Que les voies de la rédemption pour Michel se trouvent au bout d’activités nuisibles à la société constitue, pour le propre héros du film, une énigme. Pickpocket montre au spectateur une troublante expérience où le vol à la tire devient une extraordinaire aventure de révélation et d’amour.

Rien n’est plus violent que le braiment d’un âne trouant net une sonate de Schubert. Rien n’est plus doux que l’ânon qui tète sa mère. Rien n’est plus dur que l’âne qui meurt dans l’abandon de tous, après avoir reçu caresses ou coups de pieds au ventre3. Les aventures d’un âne, de sa naissance à sa mort, font d’Au hasard Balthazar un des plus beaux films qui soient, terrible métaphore de la condition humaine. « Hasard, dit- on. Mais le hasard nous ressemble. »4

Le sourire, qui perce parfois l’épais manteau du milieu sordide qui l’entoure, prouve l’élan incompressible du cœur encore jeune de Mouchette. Cette enfant qui porte un lourd cartable au sortir de l’école, des galoches trop grandes, et des petits rubans noués aux couettes accomplit chaque jour un labeur d’adulte. Ni lumière, ni salut. À la fin de Mouchette, la noirceur de Bresson rejoint celle de Bernanos dont il s’inspire.

Pour Bresson, l’emprise du Mal contamine tout et s’incarne avant tout dans L’Argent. Inspiré de Tolstoï, ce dernier film clôt l’œuvre en 1983, mais son acuité le rapproche de l’esprit de Dostoïevski, auteur qui a souvent inspiré Bresson. Dans L’Argent, film terrible, le rachat du héros se fait au prix de la barbarie et l’opacité triomphe à travers la circulation et l’échange dans lesquels les hommes deviennent une chaîne d’automates. Quand règne « l’Argent, Dieu visible ! », tout tend à briser la révolte, et passivité, résignation, sauvagerie peuvent triompher. Dans sa quête spirituelle, l’œuvre de Bresson s’achève sur un constat implacable.
Laura Laufer

1. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe. Gallimard.
2. Idem.
3. Célèbre poème de Francis Jammes, La Prière. Brassens l’a chanté.
4. Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, Histoire de Mouchette.