Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Que viva Buñuel !





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Que viva Buñuel !

Les scandales provoqués par L’Âge d’or (1930) et Las Hurdes (1931) firent de Luis Buñuel un cinéaste maudit. L’Âge d’or, interdit en France jusqu’en 1981, déchaîne la colère des fascistes. Las Hurdes, accusé de montrer une Espagne misérable, est interdit par le gouvernement républicain. Pourtant, Buñuel participe en France au film prorépublicain Madrid 36, puis il se rend aux États-Unis. La prise du pouvoir par Franco en fait un exilé politique.

Don Luis devient conseiller au service cinématographique du Musée d’art moderne de New York, puis il travaille pour un studio de propagande. Son activité de détournement des films nazis - il remonte ceux de Leni Riefenstahl - lui sera utile pour ses propres films. Sous le maccarthysme, Buñuel, indésirable, part au Mexique, pays dont il prend la nationalité. Il y tourne plus de vingt films.

Grâce au producteur Dancigers, il reprend la réalisation. De l’industrie du film mexicain, de ses contraintes (happy end, divertissement moral), il apprend la ruse et glisse peu à peu, dans ses films, sa griffe pointue. Dès Le Grand Noceur, son œil acéré se devine aux traits qu’offre la bourgeoisie. Cette comédie du travail réjouit jusqu’au gag final, où le vrai amour triomphe du faux, sur le point d’être béni par l’Église.

Le ciel à l’envers

Don Quintin l’amer, La Montée au ciel, On a volé un tram, Suzana la perverse montrent le talent du conteur. Fable ou farce, Buñuel aime le récit sobre, concis, où il plante superbement un décor, construit ses personnages, pousse à fond la logique comique ou féroce, force avec joie le trait : grotesque, le grand bourgeois côtoie le gueux, le nain ou le pied-bot qu’on croit sortis droit des toiles de Ribera, Murillo ou Goya.

La vie même lui inspire de l’insolite : bestiaire, objets hétéroclites. Des abattoirs de Mexico lui vient l’idée de « coller » de vieilles dévotes avec leur croix dans un tram, sous des têtes de veau et des pièces de boucherie. Los Olvidados, beau réquisitoire contre la misère, peint la vie de jeunes délinquants des bas-fonds de Mexico qui volent, puis tuent. Réaliste et onirique, le film interroge le sens de la vie, là où le cadavre d’un enfant finit jeté à la poubelle.

Pour Buñuel, l’absolu de l’esprit religieux, l’impact des rites sacrificiels, l’ordre moral créent solitude érotique (onanisme, fétichisme) et tendances criminelles (viol, assassinat). El, film préféré du cinéaste, glace d’effroi, malgré certains détails fort drôles. Les formes du désir surgies des chimères et des rites religieux y ouvrent à la démence. D’une précision clinique, la caméra décrit comment désir et Dieu se lient chez le héros, riche bourgeois, moraliste et bigot, pour fabriquer de la paranoïa. Ici, la tension rappelle Sade : même horreur, même étouffement. La femme subit un vrai calvaire, sous la coupe d’un mari qui la torture par le raffinement d’actes nés d’une jalousie démente. Les délires du mari se confondent avec son obsession de la propriété sous l’œil aveugle, sourd et stupide d’une Église qui vole au secours du machisme et du patriarcat, bénit le bourreau, condamne la victime.

Le masque du grand bourgeois cache agitation et fantasmes. Ainsi, Archibald de la Cruz, obsédé par l’idée de meurtre. Si l’horreur triomphait dans El, ici l’humour noir domine. Archibald se libère de ses obsessions nées dans un souvenir d’enfance et vécues dans ses rêves.

L’Ange exterminateur

Nazarin, prêtre, veut vivre en accord avec l’Évangile. Il secourt une prostituée blessée et meurtrière. Pour cela, l’Église le défroque. Il part prêcher l’amour divin sur les routes. Chacune de ses actions saintes entraîne une catastrophe. Joyeusement blasphématoire, la fin du film crée un parallèle entre le héros et la Passion du Christ, où Nazarin, enfin ébranlé dans sa foi, hésite à prononcer une formule chrétienne ! Pour Buñuel, la charité fait de Nazarin un parasite social et la religion est une escroquerie au regard du réel.

Pour ceux qui n’auraient pas compris, Don Luis enfonce le clou dans les films suivants.

De Nazarin à Simon du désert, la sainteté est vouée à l’échec et l’inanité de Dieu est certaine. Jubilatoire et cocasse, Simon du désert, le dernier film mexicain, montre Simon, moine solitaire, succomber à Satan (une femme) et quitter avec elle son désert pour le sabbat dans une boîte de nuit ! Le blasphème buñuélien n’insulte pas l’homme, mais il sape concrètement l’idée chimérique de l’existence de Dieu, en un art tonique, ludique, féroce, drôle et réjouissant. Par l’antiphrase et l’altération, il retourne le sens de l’image comme un gant dans ses films érotico-religieux, pourfendant aussi la famille, comme dans Suzana la perverse.

Curieux et flamboyant, Robinson Crusoé, poème concret et matérialiste, adaptation concentrée du roman de Defoe, montre avant tout le néant de Dieu devant la solitude de l’homme et ses questions sur le sens de la vie. D’éducation jésuitique, Buñuel en critique les valeurs et acquiert l’idée que seules les limites du rationnel dessinent notre monde. « L’énigme figure dans la vie même », dit-il : ainsi, les événements étranges qui adviennent dans L’Ange exterminateur sapent une société sans avenir qui se délite.

Buñuel déclare vouloir « bouleverser l’optimisme du monde bourgeois et forcer le spectateur à douter de la pérennité de l’ordre existant. [...] Bien manié par un esprit libre, le cinéma est une arme magnifique et dangereuse, pour exprimer le monde des rêves, des émotions, de l’instinct ».
Réalisés au sein même d’une production de commande, les films mexicains de Don Luis se manifestent comme la déflagration violente de bombes superbes..

Laura Laufer

• En salles : Nazarin, Don Quintin l’amer, La Montée au ciel, On a volé un tram, Le Rio de la mort, Le Grand Noceur, Colifilms diffusion.

En DVD : El, La vie criminelle d’Archibald de La Cruz, Suzana la perverse, Films sans frontières ; La Jeune Fille, Gran Casino, Studio Canal.

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- Los Olvidados de Luis Buñuel

1950 : le producteur Oscar Dancigers commande à Buñuel une histoire sur les enfants pauvres de Mexico. Le cinéaste entreprend alors une enquête rigoureuse. Durant six mois, il se rend dans les quartiers pauvres, se lie d’amitié avec les gens, dépouille presse et archives criminelles de la police sur la délinquance des jeunes déshérités, rencontre psychiatres et pédagogues. Ce travail rigoureusement documenté lui permet d’élaborer le scénario et il tourne ce film de petit budget en trois semaines et le monte en trois jours.

Don Luis sait que son film ne ressemble en rien aux drames urbains et films sociaux mexicains de l’époque où discours moralisateurs et images édifiantes sur les pauvres et les exploités dominent. La misère n’est pas belle.

Pressentant le rejet possible du film, Buñuel décide d’ajouter aux premières images ce commentaire en voix off : « Les grandes villes modernes cachent derrière leurs imposants édifices des foyers de misère abritant des enfants mal nourris, sans hygiène, sans école, pépinières de futurs délinquants. La société essaie de guérir cette plaie sociale, mais le résultat de ses efforts est très limité. Ce n’est que dans un proche avenir que les droits de l’enfant et de l’adolescent pourront être revendiqués pour que ceux-ci soient utiles à la société. Mexico, grande ville moderne, ne fait pas exception à cette règle universelle. C’est pour cela que ce film s’inspire de faits réels. Il n’est pas optimiste et laisse la solution du problème aux forces progressistes de la société. »

Los Olvidados fait scandale au Mexique. Les intellectuels, les politiques le dénoncent, certains souhaitent voir Buñuel, devenu mexicain en 1949, expulsé pour insulte à la nation, mais l’écrivain Octavio Paz défend magnifiquement le film dans un texte distribué au Festival de Cannes où il sera primé.

Face au mot d’ordre de notre terrifiante société « fermer les yeux », celui de Buñuel est de les ouvrir. D’une exceptionnelle lucidité, son film témoigne dans un style où la caméra choisit une distance objective, interdit l’identification aux personnages mais ne s’oppose jamais à l’émotion. Son art refuse tout sentimentalisme, toute compassion et le titre « Pitié pour eux » donné par la distribution française est honteux. Buñuel le dénoncera. Seule sa volonté documentaire s’exprime dans un art inflexible, rigoureux, implacable qui tient de la déflagration : la vision de Los Olvidados provoque choc et bouleversement.

Buñuel y plante superbement le décor, construit ses personnages, pousse à fond la logique tragique dans la tradition espagnole la plus pure où les gueux, l’aveugle, l’homme tronc, en un mot La Misère hérite de l’esprit des toiles de Ribera, Murillo, Goya. Pourtant, l’humour ne manque pas à l’apparition insolite d’une poule qui semble se moquer de l’aveugle. Buñuel fut la seule véritable incarnation au cinéma du surréalisme. Ici, les séquences oniriques (rêve de Pedro, mort du Jaïboi) passent avec maestria de la forme objective et réaliste à celle, subjective, qui montre le songe ou la vision. Elles ouvrent à l’imaginaire poétique par la dissociation de l’image et du son, l’usage magistral du ralenti et de la musique, la présence du bestiaire cher à Buñuel.

Par l’enchaînement inéluctable des faits dans un récit sobre et concis, Los Olvidados est une tragédie des plus pure : aucune inflexion mélodramatique, ni optimisme, ni pessimisme, ni bien, ni mal, non plus. Buñuel voyait dans le cinéma « une arme magnifique et dangereuse » et, seule, le guide ici la volonté d’ouvrir à la conscience.

Los Olvidados, film superbe, inspiré par la révolte contre l’injustice, obéit à l’injonction surréaliste de « L’Art pour changer la vie ».

Laura Laufer

©Laura Laufer 16/03/2006