Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Memoire de cinéma, Stromboli de Roberto Rossellini.









MEMOIRE DE CINEMA Programmation et animation Laura Laufer
LE REX 364 Avenue de la Division Leclerc, 92 290 CHATENAY-MALABRY Tél. : 01 40 83 19 73

Roberto Rossellini, de l’essence à la science
par Laura Laufer.©2 février 2006.
Quand le fascisme commence, Rossellini a seize ans. L’artiste débute, comme tous les cinéastes de sa génération, sous Mussolini. Il tourne une pochade virulemment antifasciste, Le Dindon insolent, puis, hélas, trois films de propagande, Le Navire blanc, Un Pilote retourne, L’Homme à la croix. Loin de l’esthétique de la pompe fasciste, ces films d’idéologie simpliste révèlent déjà l’inclinaison documentaire de leur auteur.

En 1945, Rome ville ouverte et Paisà marquent le cinéma mondial par leur impact émotionnel et leur capacité à mettre en scène l’homme de la rue dans un décor naturel, celui de l’Italie ravagée par les désastres de la guerre, le marché noir et la pauvreté. Rossellini ouvrait ainsi une des voies du néoréalisme. Selon le critique André Bazin, « le néoréalisme est une description globale de la réalité par une conscience globale [...] ; il s’oppose aux esthétiques réalistes qui l’ont précédé et notamment au naturalisme et au vérisme en ce que son réalisme ne porte pas tant sur le choix des sujets que sur la prise de conscience ». Pour Rossellini, le néoréalisme est avant tout un point de vue moral face au monde, et c’est ce point de vue qui détermine et crée son esthétique.

À la pauvreté de ses moyens matériels, Rossellini répond par une largeur de vue et une écriture révolutionnaire : un art elliptique et synthétique de représentation des événements.

La trilogie, Rome ville ouverte, Paisà, Allemagne année zéro inscrit personnages et contexte sur un plan égal. Visages des hommes, villes en ruines y sont le reflet exact de leur temps. Dans Rome ville ouverte et Paisà, le fascisme et Mussollini, encore chauds, sont absents au profit des souffrances et de la résistance du peuple italien contre la seule occupation nazie, mais Rossellini donne l’impression d’écrire le cinéma au présent, un présent intense et bouillant. Jamais, jusque-là au cinéma (sauf peut-être chez Dovjenko), la guerre et ses désastres ont été aussi brutaux et vrais.

Cette densité ne s’oppose pas au lyrisme de ses films où les belles musiques, écrites par son frère Renzo Rossellini, font merveille. Ainsi dans Paisà, superbe fresque de la libération de l’Italie, le mouvement et la musique du film conduisent à la tragédie.

Edgar Morin inspire Rossellini pour Allemagne année zéro, tourné dans Berlin en ruines. Le film montre un enfant parricide, dérivant dans une société sans repères moraux : Edmund se suicide quand il prend conscience du chaos du monde et de l’horreur de ses propres actes. Cette œuvre puissante décrit les effets terribles de la guerre sur l’enfance.

Le beau film de 1960, Les Évadés de la nuit, interroge l’Italie fasciste ; de même, le troublant General della Rovere, avec un De Sica formidable dans le rôle titre.

Rossellini épouse Ingrid Bergman qui rompt alors avec Hollywood. Elle tourne six longs métrages avec lui, dont les superbes Stromboli, Europe 51, Voyage en Italie, La Peur.
Sujets complexes

Ces films permettent au cinéaste d’approfondir des sujets complexes exprimés en de nouvelles voies. Loin d’abandonner le paysage du monde pour le portrait de l’individu, Rossellini élargit sa recherche. Il scrute la vérité de l’être intime qu’il fait sourdre, puis jaillir, tangible, émouvante, profonde à nos yeux. Le drame y naît pour le personnage, en conflit avec le paysage extérieur du monde, de sa quête d’harmonie et de réalisation de soi. Rossellini dénude le réel en liant l’individu au cosmos.

Sous l’impact de la lecture d’écrits de Marcuse annonçant L’homme unidimensionnel, et de Simone Weil, La Condition ouvrière, Rossellini s’intéresse aux êtres d’exception, aux individus déclassés, en marge, cherchant leur voie. Dans Europe 51, Irène, grande bourgeoise, pour accomplir le travail de deuil de son enfant, va au contact du monde et rompt avec sa classe sociale. Elle se découvre peu à peu libre, apaisée, quand famille, psychiatre, juge, police la décrètent folle et la font enfermer.

Poète, avec les Onze Fioretti, film panthéiste mais historiquement rigoureux, et sa belle Jeanne au bûcher d’après l’oratorio de Claudel et Honneger, Rossellini confirme son lyrisme. Le cinéaste tourne aussi d’excellentes comédies satiriques, La Machine à tuer les méchants.
Où est la liberté ?

Dans les années soixante, Rossellini vit une crise où il conclut que seule une position morale peut aborder la vérité. Qu’importe pour cela la technique ? Il décrète le cinéma mort et voit en la télévision l’outil de propulsion des connaissances. Optant pour la science, il entreprend un projet encyclopédique de « conception de l’univers ».

Il réalise des œuvres éducatives, qu’il veut accessibles à tous, où il mêle didactisme et lyrisme étrange. Il tourne des centaines d’heures, dont l’Âge de fer, La Prise de pouvoir par Louis XIV, La Lutte de l’homme pour sa survie, Socrate, Blaise Pascal, Descartes, Le Messie (lecture historique plutôt que religieuse)...

À partir d’essais, d’anecdotes, de textes, il crée une nouvelle technique pour raconter l’histoire. Rossellini entreprend le portrait d’hommes célèbres. Il s’entretient avec Allende au Chili, prend contact avec Mao Zedong pour tourner une Vie de Mao avec Mao lui-même. Le projet avorte à cause de la RAI.

Rossellini travaille plusieurs mois à son dernier grand projet : une vie de Karl Marx, de la jeunesse de Marx à la rédaction du Manifeste. Le cinéaste meurt avant de pouvoir le tourner. Rossellini a influencé de nombreux cinéastes, Olmi, Lizzani, Pasolini. Fellini, son ancien assistant, voyait en lui un maître ; Truffaut, Rouch et Godard aussi.

Rossellini, épris de curiosité, absorbait l’air du temps sans théorie préconçue, mais avec passion. Avec intelligence et une sensibilité vive, il cherchait à provoquer chez le spectateur une prise de conscience des problèmes de l’heure.

Dans cette quête, la trajectoire de Rossellini est allée de l’essence à la science là où, comme il l’a écrit, « un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave ». Laura Laufer

Texte paru le 2 février 2006. ©Laura Laufer

http://www.lauralaufer.com/spip/spip.php?article16