Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Futurisme les armes sans la critique

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Les armes sans la critique

L’exposition « Le futurisme à Paris, une avant-garde explosive » mérite d’être vue, pour la qualité de ses œuvres. Mais elle ignore les sources et le destin du futurisme italien, dont de nombreux acteurs finirent fascistes.

Le public de l’exposition y découvre de très belles toiles cubistes, orphistes, rayonnistes, venues de musées du monde entier (Nus dans la forêt de Léger, La Dryade de Picasso…), et la reconstitution partielle de l’exposition des futuristes à la Galerie Bernheim Jeune, à Paris, en 1912. Mais le futurisme devient ici alibi pour valoriser l’art moderne, né alors à Paris. Ce choix muséologique du futurisme comme faire-valoir se confirme par l’installation sonore contemporaine de Jeff Mills et l’absence totale de musique futuriste (Pratella, Russollo). La première avant-garde pluridisciplinaire esthétique et politique du xxe siècle méritait mieux.

Trotsky a raison d’écrire : « Dès le début, en Italie notamment, [le futurisme] s’est lié aux événements politiques et sociaux. Le futurisme a été le reflet en art de la période historique qui a commencé au milieu des années 1890 et qui s’est achevée directement dans la guerre mondiale. »1
Le futurisme défend, en peinture, la simultanéité, en poésie, le vers libre, en musique, la polyphonie.

« Tout bouge, court et se transforme rapidement »2. Les peintres, pourtant marqués à leur début, par le symbolisme, la Sécession, Munch ou Ensor, rejettent l’héritage du passé pour le dynamisme cher au poète Marinetti, fondateur du futurisme. Dans leurs toiles, Balla, Carra, Russolo, Severini, Boccioni créent la sensation de mouvement, de simultanéité, en un art « ivre de spontanéité et de puissance ».

Les thèmes sont historiques ou urbains : la ville moderne, ses lumières, son tourbillon, ses métamorphoses ; la vitesse du cheval, de l’auto, mais aussi le peuple en émeute. L’espace possède une furieuse énergie, qui catalyse le temps et les états d’âme. Balla évoluera de l’analyse des objets en mouvement – Fillette courant sur le balcon (1912) – à l’abstraction. Mais les futuristes demeurent figuratifs, utilisant papiers collés, mots et outils classiques de la peinture.

Vitesse

À en croire l’exposition, l’idéologie futuriste vient de Bergson ou de d’Annunzio. Certes, mais Gramsci précise à Trotsky, en 1922 : « Le futurisme, à sa naissance, était expressément contre d’Annunzio […]. Bien que pendant la guerre les programmes politiques de Marinetti et de d’Annunzio aient coïncidé en tout point, les futuristes sont restés anti-d’Annunzio. »3 En vérité, le rejet du vieux monde et l’exaltation de la violence par les futuristes doivent plus aux idées du syndicaliste révolutionnaire Georges Sorel qu’à la métaphysique de Bergson. Or, l’exposition et son catalogue ne mentionnent jamais Sorel : celui qui fut, avec Jules Guesde, un influent penseur marxiste français semble inconnu de Beaubourg.

L’impact de Sorel, traduit dans tous les pays latins, marquera des personnalités aussi diverses que Mussolini, Gramsci, Mariategui et Marinetti, qui lit Les Réflexions sur la violence (1908) peu avant d’écrire ses premiers tracts futuristes. Sorel défend la grève générale, l’action directe, le rôle moteur du mythe contre l’utopie, l’exaltation de la violence, la critique du libéralisme et du parlementarisme : pour Sorel, la lutte résout tout. Il voit les intellectuels comme un corps étranger, le prolétariat comme un soldat et la « Guerre » comme continuation de la politique par d’autres moyens.

Substituant la jeunesse au prolétariat, dont Sorel fait le seul utilisateur légitime de la violence, l’idéologie futuriste rêve de se lier aux ouvriers. Gramsci témoigne : « Avant la guerre, le futurisme était très populaire parmi les ouvriers. La revue L’Acerbo, dont le tirage atteignait 20 000 exemplaires, était diffusée, pour les quatre-cinquièmes, parmi les ouvriers. Lors des nombreuses manifestations de l’art futuriste […], les ouvriers prenaient la défense des futuristes contre les jeunes gens – semi aristocrates et bourgeois – qui les attaquaient ». 1

Guerre

Dans ses écrits, Marinetti déclare : « Nous invitons tous les jeunes talents d’Italie à mener une lutte à outrance contre les candidats qui pactisent avec les vieux et les prêtres. […] Nous qui méprisons profondément les professionnels de la politique, nous sommes heureux d’abandonner le parlementarisme aux griffes des femmes, car la noble tâche de le tuer définitivement est dévolue aux femmes […]. Le futurisme est une école d’hygiène spirituelle. […] Nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup-de-poing. […] Nous voulons glorifier la Guerre – seule hygiène du monde ». 3

Le futurisme appelle à un ordre nouveau vaste et hygiéniste pour abolir le scepticisme, la lâcheté et unir les efforts de tous les novateurs en une formidable exaltation. Il proclame la nécessité d’aller de l’avant, exige le dynamisme sans fin, le triomphe de la volonté.

Antipasséiste, anticlérical, antiparlementariste et anticapitaliste, le futuriste veut détruire et régénérer le vieux monde, mais « ce n’est ni un accident, ni un malentendu si le futurisme italien a débouché dans le torrent du fascisme »1.

Fidèles à l’apologie de la jeunesse, de l’hygiène, de la pureté, du nationalisme et de la « Guerre », les futuristes partent, volontaires, au front, certains y meurent. En 1943, Marinetti, en tricorne, soutient la République sociale de Salo contre le libéralisme de la monarchie.

« Marinetti attendait de la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible modifiée par la technique. C’est là évidemment la parfaite réalisation de l’art pour l’art » 4, écrit Walter Benjamin, qui voit chez Marinetti l’un des mots d’ordre du fascisme : « Qu’advienne l’art, le monde dût-il en périr ». ■

Laura Laufer

• À lire, malgré les réserves émises ici, le catalogue avec fiche sur chaque œuvre, Éditions Centre Pompidou-Cinq Continents, 39,90 euros.