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Article paru le 23/12/2004
Vincente Minnelli a tourné des films populaires (Chant du Missouri, Un Américain à Paris...) aussi profonds que splendides, dans trois genres de prédilection : la comédie musicale, la comédie et le drame. Le cinéaste rompt avec une conception simpliste de la comédie musicale et n’intègre ses numéros musicaux que par nécessité interne de l’action et de l’évolution des sentiments des personnages. Dans tous ses films, l’action, le vécu sont saisis dans des mouvements complexes, véritables orchestrations d’émotions que la caméra souple et fluide accompagne. Cette écriture inventive se reconnaît à sa plastique très personnelle, nourrie d’une immense culture picturale, à un art dense du montage et à une direction d’acteurs qui exige le meilleur d’eux pour intensifier la forme du film. Comme dans l’expressionnisme, Minnelli a lié, indissolubles, le décor et le personnage. L’un continue l’autre, et ceci vaut autant en studio qu’en extérieurs. Carmin de sang peint sur les feuilles d’un arbre (Celui par qui le scandale arrive...), couleur d’or de l’automne (Les Quatre Cavaliers de l’Apocalyspe...). Sa palette métamorphose la nature. Minnelli demeure à ce jour un des plus grands coloristes du cinéma, par son expressivité intense du jaune, du rouge, du noir et du vert.
De la comédie musicale au drame
L’artiste pousse les héros de ses comédies musicales vers des contrées fabuleuses, les plonge dans la fantasmagorie et l’heureux dénouement (Yolanda et le voleur, Le Pirate, Un Américain à Paris, Brigadoon...). Monde englouti, temps suspendu, reflets d’anciens interdits dans Brigadoon ou Yolanda et le voleur sont surgissements imaginaires, bric-à-brac, fatras de rêves volés au réel aliéné. On songe au Château de Kafka. Le baroque conte musical hispanique de Yolanda et le voleur est un frère cinématographique de l’univers pictural de Max Ernst ou d’Yves Tanguy. Le célèbre ballet d’Un Américain à Paris traverse avec Gene Kelly la frontière de l’imaginaire et rejoint les mondes du Douanier Rousseau, de Dufy, de Lautrec. Dans les comédies, le désir s’exauce. Dans le drame, il catalyse la crise. L’œuvre confronte au monde des ambitions qui se brisent en de furieux éclats. Le rêve d’édifier la famille connaît l’harmonie dans Le Chant du Missouri (1944), la déflagration dans Celui par qui le scandale arrive (1960), l’anéantissement dans Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (1961). Vaine est la possession de richesses. Le voleur est le bon ange de Yolanda, et Ann dans Lame de fond comme Théron dans Celui par qui le scandale arrive essaient de réparer la spoliation. L’identité sexuelle des personnages est parfois fragile, duelle. Dans le subtil et délicat Thé et sympathie, qu’il faut regarder à la lumière de la censure de l’époque, le héros se heurte au modèle dominant du machisme et de la virilité. Le « trouble » homosexuel est suggéré (Oscar Levant) dans La Toile de l’araignée et, dans le grotesque Goodbye Charlie, un Don Juan se réincarne en femme puis... en chien ! L’expressionnisme flamboyant de Minnelli ne s’oppose pas à sa lucidité. Emma Bovary, comme chez Flaubert, marche vers le vide. Son rêve devient idée fixe, son ambition, passion. Dans ce tourbillon, le bal est vertige et plus dure sera la chute. Emma Bovary confond rengaine de midinette et Symphonie fantastique. Sa marche finale va au supplice.
Cinéma du conflit
Tout, dans ce cinéma, est conflit entre individus, communautés, familles, possédants et possédés, et le personnage subit la fracture ou le séisme du monde. Face au nazisme qui veut s’imposer, le personnage ne peut que s’engager pour adhérer ou résister (Les Quatre Cavaliers...). Dans Celui par qui le scandale arrive, le déchirement s’opère dans un milieu digne de Faulkner : un Texas magnifié de sous-bois et de marécages de soufre où fils légitime et bâtard se croisent en un mouvement qui s’inverse. L’individu déraciné peut dans la communauté triompher de l’épreuve. Malades mentaux, psychiatres et intendance se déchirent pour accrocher de nouveaux rideaux aux fenêtres de l’asile. Cette bataille de « chiffons » (La Toile de l’araignée) montre rivalités, enjeux de pouvoir, souffrances, même si l’apaisement viendra de la volonté de tous. Sur le scénario emblématique qui raconte la préparation d’un spectacle, les protagonistes de Tous en scène triomphent de l’échec et dépassent la querelle du nouveau et de l’ancien. Ce sublime opus chante le succès du travail d’équipe et marque l’apogée (avec Chantons sous la pluie, de Donen-Kelly) de la comédie musicale. L’art est dans les films minnelliens la valeur salvatrice contre l’aliénation ou la mégalomanie : peinture dans La Toile de l’araignée ou Van Gogh, poésie de Stevenson, musique de Brahms dans Lame de fond. Parfois, l’amour est une autre valeur de renouveau. C’est lui qui sauve le personnage de Kirk Douglas dans Quinze jours ailleurs et le couple de Comme un torrent réuni après avoir vaincu préjugés et puritanisme. Le film sur Van Gogh est exemplaire dans l’approche biographique et chromatique de l’art de Minnelli. La trajectoire du peintre part du sombre Borinage en gris froids et bruns. Le rouge et le bleu dominent l’épisode parisien de la découverte de l’impressionnisme. La fin du film monte vers la pleine lumière : soleil rouge-soleil or, troué par le vol noir des corbeaux. L’impossible quête de l’absolu chez Van Gogh débouche sur la mort. Dans ses films, Minnelli va à l’essentiel par la vision globale de son projet artistique et de la forme à employer. Expressionniste flamboyant, il introduit comme les surréalistes des fragments de rêve ou des éléments de décomposition dans les interstices du réel. Sa puissance intuitive de l’art lui permet d’édifier, face à la réalité, un second monde, onirique, imaginaire. Ce monde du rêve n’est pas un monde aveugle qui se détournerait des vrais phénomènes, mais un monde transparent qui révèle le sens profond de la réalité et de l’humaine condition.
Laura Laufer
© Laura Laufer