Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Musique tuée, musique tue...

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Jeudi 8 mars avait lieu la première en France, du Concerto pour piano de Viktor Ullmann, assassiné victime de la barbarie nazie. Pour cette création, la pianiste d’origine ukrainienne Nathalia Romanenko a fait revivre la partition accompagnée par l’Orchestre national du Capitole (Toulouse) dirigé par Joseph Swensen.

J’avais rendu hommage à Viktor Ullmann dans ma critique d’une exposition consacrée à la Musique et au IIIème Reich, en 2004 à La Villette : Musique tuée , musique tue. Je vous la propose ci-dessous.

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Musique tuée, musique tue...

par Laura Laufer

Premier volet d’un ensemble prévu sur l’art face au pouvoir, on pouvait espérer que l’exposition sur « Le IIIe Reich et la musique (1) » ferait surgir de l’oubli la figure et le travail des compositeurs réduits au silence ou assassinés par le Reich.

Elle le fait un peu, si peu, et choisit de présenter plutôt la musique officielle du régime.

L’exposition « Le IIIe Reich et la musique », si elle ne manque pas d’intêrets est incomplète. L’évocation de la musique dite « dégénérée » est faite d’abord à travers les musiciens que le visiteur connaît déjà - Schönberg, Schreker, Kurt Weill, Hanns Eisler - et quelques documents sauvés du camp de Terezin, d’où émerge la figure du compositeur Victor Ullmann. C’est justice, mais on cherche en vain les noms de Joseph Marx, un des meilleurs représentants du néoromantisme autrichien, de Joseph Haas, de Franz Schmidt, de Richard Stein. Et quid des compositeurs dadaïstes communistes Erwin Schulhoff ou Jefim Golyscheff ? Quid des anciens élèves de l’école de Vienne, exilés à Hollywood, qui devinrent de grands compositeurs de musique de films - Erich Korngold, Eric Zeisl (dont la fille épousa le fils de Schönberg) Franz Waxman, auteur en 1964 de l’oratorio La Chanson de Terezin ? On ne les trouvera pas. Et quid de ceux qui, tel Franz Waxman, quittent l’Europe ?

L’exposition fait une analyse documentée mais superficielle de l’instrumentalisation de l’art par le pouvoir hitlérien. Le visiteur apprend que l’expressionisme suscita au sein de l’appareil du pouvoir de violentes polémiques et fut finalement rejeté, mais on ne lui dit rien des arguments et du contenu de ce débat.

Et n’est-ce pas péremptoire quand Pascal Huynh, commissaire de l’exposition, affirme que « traiter de la politique musicale nazie conduit à tracer le cours rectiligne et implacable de l’Histoire, qui conduit la civilisation allemande, celle de Bach et de Beethoven, aux portes des camps de la mort » ? Cette allégation, par sa vision mécanique, tend à présenter la nature du nazisme comme inhérente à la « civilisation allemande » et occulte totalement les causes internes et externes du national-socialisme. Elle reflète ainsi une idée proche du courant idéologique (Bernard-Henri Lévy, Finkelkraut...) qui voit dans les idées des Lumières les racines des totalitarismes. Plus grave, la dernière phrase que Pascal Huynh écrit pour introduire le catalogue de l’exposition : « Si modernes et nationaux-socialistes, officiels et diffamés, partageaient le même amour pour ce bien musical commun, ils s’en disputèrent la philosophie au point de se déchirer jusqu’à l’anéantissement. » Qu’est-ce à dire ? Que victimes et bourreaux pourraient être renvoyés dos à dos dans la compétition esthétique et la mort ?

« Musique dégénérée »

En vérité, à l’universalisme de la culture progressiste, les nazis ont opposé une culture de race, une culture populiste. Inspirés par l’ultra-conservatisme, ils ont défendu l’archaïsme et la tradition contre l’évolution, l’académisme contre l’expressionnisme, la figuration contre l’abstraction, l’ordre contre la provocation dadaïste, la musique tonale contre le dodécaphonisme. Voyant l’incarnation du métissage dans le jazz, ils le dénoncèrent comme décadent, lascif, immoral, premier dans ce qu’ils nommèrent « musique dégénérée ».

Rappelons qu’à Berlin, sous Weimar, ceux qui luttaient pour la journée de huit heures, l’assurance chômage, le droit de vote des femmes, côtoyaient les artistes expressionnistes, abstraits, cubistes, futuristes, dadaïstes ou de la nouvelle objectivité. Ceux-là même résisteront au fascisme, résistance dont l’exposition parle peu. Aucune mention de la participation active des compositeurs allemands, dont Erwin Schulhoff, au Congrès international des musiciens révolutionnaires (1933), de l’Université allemande libre (1934), de la Bibliothèque des livres brûlés (1934), du Congrès international pour la défense de la culture (1935), de l’engagement des artistes allemands dans les Brigades internationales.

Une véritable mise en perspective historique et esthétique exigeait de montrer aussi cela pour aider, aujourd’hui, à comprendre l’enjeu politique et social de la création musicale comme de tout art.
Cela dit, le catalogue vaut d’être lu pour d’intéressantes contributions et les documents exposés méritent le détour. Vous y verrez le régime usurper le patrimoine germanique (Bach, Beethoven, Wagner, Bruckner) et tenter d’éradiquer les Juifs du même patrimoine (Meyerbeer, Mahler, Mendelssohn). Vous y verrez Carl Orff, serviteur zélé, accepter d’écrire un Songe d’une nuit d’été aryen pour « effacer » celui de Mendelssohn. Vous y entendrez Wilhem Furtwaengler (d’abord démissionnaire de ses fonctions, il n’adhéra jamais au parti nazi) ou Herbert von Karajan (adhérent enthousiaste du parti, dès 1933) donner aux ouvriers des concerts à l’usine. De la grande cantatrice Elisabeth Schwarzkopf, nazie elle aussi, l’exposition ne dit rien.

Persécutions

Certes, une exposition ne peut être exhaustive, mais il importait de rappeler que les premiers camps ouverts le furent pour les opposants au régime (communistes, syndicalistes, socialistes, opposants chrétiens...), que la persécution des artistes fut simultanée avec la répression du mouvement ouvrier qui s’accomplit tout au long de 1933 : interdiction du Parti communiste, des syndicats et du Parti socialiste.

L’œuvre d’art doit être interrogée au regard de son temps et du nôtre. Il aurait fallu, ici, tenter d’évaluer l’apport, la modernité ou les tendances qui se faisaient jour alors dans la musique. Pour cela, l’exposition aurait pu commencer sur le « Deutschland über alles » (« l’Allemagne par-dessus tous ») de la Symphonia Germanica (1919) d’Erwin Schulhoff mort, déporté en Bavière en 1942 et finir sur celui de l’opéra Kaiser von Atlantis (1943) que Victor Ullmann, mort à Auschwitz en 1944, écrivit au camp de Terezin (2). L’hymne national chanté dans l’énorme provocation dadaïste de Schulhoff fait triompher le pet, l’éructation, le borborygme grinçant au sortir de la boucherie de 1914-1918 : c’est la mort au travail. Dans l’opéra d’Ullmann, ce même hymne chante la douleur tragique, dérisoire, bouleversante de l’enfermement et de l’extermination. Révolte suprême, la mort y fait grève.

Ces deux œuvres marquent le début et la fin du chaînon manquant d’une histoire musicale. Celle d’une musique tuée, musique tue.

Laura Laufer©

28/10/2004

1. Cité de la musique, du 8 octobre 2004 au 9 janvier 2005.
2. On les entendra dans des concerts payants en marge de l’exposition.
28/10/2004

Pour en savoir plus à propos de Viktor Ullmann, vous pouvez consulter le site suivant : http://www.espritsnomades.com/siteclassique/terezin/ullmann.html et sa page consacrée à ce compositeur.

Vous trouverez une courte biographie d’Ulmann dans cet extrait vidéo d’une autre interprétation de ce concerto. Cet extrait donne une belle idée de la puissance de sa musique :